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Une scène du film Anchor Baby, de Lonzo Nzekwe. (2010)
Une scène du film Anchor Baby, de Lonzo Nzekwe. (2010)

«Kannywood» face à la charia

L'industrie cinématographique qui se développe dans le Nord du Nigeria fait preuve de créativité, malgré l’application de plus en plus rigoureuse de la loi islamique.

Comment faire du cinéma lorsqu'on est soumis au régime de la charia? C'est le défi quotidien de «Kannywood». A l'instar de ses illustres aînées Hollywood et Bollywood, c’est le nom donné à l’industrie du cinéma née à Kano, dans le nord du Nigeria, au début des années 1990.

En mai 2008, c'est avec beaucoup d'espoir qu’Ahmad Sarari se rend au festival de Cannes. Le chef de file des producteurs de Kano et vice-président du syndicat Moppan (Motion Picture Practitioners Association of Nigeria) est venu tirer la sonnette d'alarme. L'industrie du cinéma dans le nord du Nigéria se meurt. La censure est de plus en plus acharnée et les arrestations se multiplient. Ahmad Sarari est venu plaider sa cause auprès de ses pairs.

Trois ans plus tard, la situation n'a pas changé. Kannywood vient de fêter ses 20 ans d'existence, et les islamistes continuent d'appliquer des règles drastiques aux producteurs et réalisateurs du nord du Nigeria.

Le marché du DVD cartonne

Il y a très peu de salles de cinéma à proprement parler dans le pays, et le 7e art s'est développé d'abord autour des cassettes vidéo, puis des DVD. Vendus sur les marchés ou diffusés dans ses vidéoclubs, ils sont extrêmement prisés par les Nigérians, mais aussi dans de nombreux pays d'Afrique de l'Ouest. A Kano, on tourne avant tout des films en haoussa. C'est l'une des principales langues véhiculaires en Afrique. Essentiellement parlée au Nigeria, elle est aussi utilisée au Niger, au Tchad, au Ghana et même au Cameroun. On dénombre plus de 40 millions de haoussophones. Un marché avec un fort potentiel, sans compter les versions traduites que l'on retrouve en Côte d'Ivoire notamment.

Kannywood est un précurseur. Moins connu aujourd'hui que Nollywood, l'industrie du cinéma basée dans le sud du pays, elle a été la première à produire des films vidéo. C'est le 15 mars 1990 que la première production locale a été présenté au public. Adapté du roman de Suleiman Ibrahim Katsina, Turming Danya de Salisu Galadanci, produit par Ibrahim Mandawari, a ouvert la voie. Deux ans plus tard,  Kannywood compte sept maisons de production. En 2008, il en existe plus de 250.

Une véritable chasse aux sorcières

Depuis 2001, l'Etat de Kano, comme 11 autres États du nord du Nigeria, vit sous le régime de la charia, la loi islamique. Une commission de censure composée de leaders religieux et politiques a été créée en 2005, afin de veiller à ce que les films tournés respectent strictement cette loi.

Jusqu’en 2007, cette commission s'était contentée d’interpeller les cinéastes quand elle jugeait qu’ils dépassaient les bornes, sans pour autant interdire leurs productions. Mais un  accident de l'histoire a changé la donne. Cette année-là, la vidéo des ébats sexuels d'une célèbre actrice locale avec son petit ami met le feu aux poudres. Tournée au téléphone portable, elle n'était en rien représentative de la production de Kannywood. C'était une vidéo à usage personnel. Hasard malheureux, selon l'actrice, le téléphone est tombé en panne et un réparateur peu scrupuleux a diffusé les images, créant un véritable tollé.

Par crainte d'une radicalisation des islamistes, le gouverneur de l'État de Kano suspend purement et simplement pendant six mois la production de films. Conséquence immédiate: Kannywood, en plein essor, enregistre des pertes estimées à 29 millions de dollars et doit mettre au chômage de milliers de personnes.

A la fin de cette punition collective, les producteurs vidéo de Kannywood ont découvert qu'ils n'étaient pas au bout de leur peine. Le gouverneur de l'État nomme Abubakar Rabo à la tête de la commission de censure. L'homme est censé nettoyer la profession. Pendant trois ans il multiplie les arrestations, y compris sous de fausses accusations. De nombreux professionnels du cinéma, craignant des représailles, sont obligés de fuir. 32 nouvelles restrictions sont imposées, notamment l'exigence d'un budget minimal de 14.000 euros par film. Il est interdit de chanter, danser, tourner de nuit. Les contacts entre hommes et femmes sont également prohibés. Tout doit passer par la commission de censure: les scénarios, le choix des lieux de tournage et même l'équipe qui doit être «accréditée».

En juillet 2010, un célèbre acteur de Kannywood, Sani Musa Danja, estimait que Kannywood en tant qu'industrie basée à Kano était morte. Reste l'industrie du cinéma en haoussa, expliquait-il. Autrement dit, devant la rigueur des mesures à Kano, la plupart des talents de Kannywood se sont exilés dans d'autres États pour continuer de travailler.

Peut-être pour limiter l'hémorragie, la commission de censure a changé de ton. L'industrie du cinéma est tout de même l'un des principaux employeurs de l'État. Elle n'attaque plus les producteurs de Kano au nom de la charia, mais propose aujourd'hui un visage plus présentable.

Il ne s'agit pas de censurer pour censurer, expliquait son secrétaire exécutif il y a quelques mois, mais d'améliorer la qualité de la production des films en haoussa, pour les rendre plus proche des valeurs sociales et culturelles de la population. L'argument est repris en cœur par les autorités lors des festivités du 20e anniversaire de Kannywood à la fin de l'année dernière.

Piratage et salles de cinéma

Un argument difficilement contestable: les films à petit budget sont souvent tournés à la va-vite car ils ne sont pas soutenus financièrement par l'État de Kano. Le souci de rentabilité prime sur la qualité. Car diffusés en DVD, ils sont piratés dès les premiers jours d'exploitation. Comment produire un film à 14.000 euros quand les recettes espérées par une société de production ne peuvent pas dépasser quelques milliers? Le prix d'une copie originale de film avoisine les 2 euros, leurs concurrents piratés se vendent, eux, à 70 centimes.

Ce changement de ton s'accompagne de conseils. Prenez exemple sur Nollywood, dit-on aux cinéastes du nord. L'industrie du sud, qui produit pour l'essentiel des films en langue anglaise, n'a pas failli péricliter à cause de la charia —le Sud est majoritairement chrétien—, mais de ces copies pirates qui, plus encore qu'au nord, ont inondé les marchés. Nollywood s'est donc organisée, multipliant les conventions et les accords, pour tenter d'améliorer la qualité de la production et attirer les investisseurs. 

Parallèlement, à Lagos, la capitale économique, et à Port-Harcourt, les salles de cinéma fermées dans les années 80 à cause de l'insécurité ont rouvert leurs portes aux spectateurs. A presque 6,5 euros la place, cela s'adresse surtout aux classes aisées. Mais le Nigeria est le premier pays producteur de pétrole en Afrique. Ces salles, encore en petit nombre, n'ont donc pas de difficultés à trouver un public. Et il existe aujourd'hui également un autre débouché, les chaînes câblées.

L'espoir d'un futur à la Nollywood

Jusque-là, les producteurs de Nollywood ont bradé leurs productions, cassant les prix pour s'assurer une diffusion et une notoriété. Mais les mentalités commencent à changer. Le potentiel de l'industrie cinématographique nigériane intéresse de plus en plus les banques. Ces deux dernières années, des films comme Anchor Baby, The Figurine, Through the Glass ou encore Home in Exile ont permis à Nollywood de sortir du ghetto. Grâce à des coproductions ou portées par des réalisateurs de la diaspora, ils ont su séduire au-delà du Nigeria.

Les producteurs de Kannywood sont tout prêts à suivre la même voie. Mais la qualité d'un film ne se limite pas aux aspects techniques. Si certains plaident encore pour une meilleure collaboration entre les leaders religieux et le monde du cinéma, les multiples restrictions imposées par la charia limitent tout de même le processus de création à Kano. C'est donc hors de sa ville de naissance que l'industrie du cinéma en haoussa tente de recoller les morceaux.

Sonia Rolley

Sonia Rolley

Sonia Rolley est journaliste. Elle a été correspondante au Rwanda et au Tchad, notamment pour RFI et Libération. En janvier 2010, elle a publié Retour du Tchad, carnet d'une correspondante (Actes Sud).

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