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«Les cinémas africains traversent une crise»
Le critique de cinéma Olivier Barnet décrypte les enjeux artistiques et financiers auxquels sont confrontés les cinéastes du continent africain.
Membre du Syndicat français de la critique de cinéma et délégué pour l'Afrique à la Semaine de la critique du festival de Cannes, Olivier Barnet rédige les pages cinéma de la revue Africultures et du bimestriel Afriscope, dont il est le directeur des publications. Il dirige aux Editions L'Harmattan la collection Images plurielles, où il a publié Les Cinémas d'Afrique noire: le regard en question (Prix Art et Essai 1997 du Centre national de la cinématographie). Interview.
Youphil - Comment se porte le cinéma africain?
Olivier Barlet - Avant toute chose, je pense que le cinéma africain se décline au pluriel. Il n’y a pas un cinéma africain. Après, on peut s’interroger sur la pertinence de poser la question territoriale dans une culture, un continent en permanent déplacement. En d’autres termes, parler de territoires et de cinéma national en Afrique n’a pas beaucoup de sens. Il existe souvent autant de cinémas que de réalisateurs, y compris ceux de la diaspora. Pour parler de cinémas nationaux, il faudrait une industrie, or on ne peut pas évoquer d’industrie comme on l’entend en France en-dehors de l’Afrique du Sud, de l’Egypte et du Maghreb.
Youphil - On parle beaucoup du dynamisme du cinéma nigérian…
Olivier Barlet - Le cas du Nigeria est à part. Depuis 1992, une production vidéo est née et se développe. Le Nigeria est un grand pays, qui compte plus de 130 millions d’habitants, où des richesses existent même si elles ne sont pas réparties correctement. Ce fut aussi une dictature militaire, avec une très grande insécurité. Ainsi, à la fin des années 90, toutes les salles de cinéma avaient fermé, les habitants ne sortant plus le soir.
Une production vidéo, de très mauvaise qualité mais qui reflète les problèmes de la population, connaît un grand succès. Elle se décline en trois «styles» principaux: les films yoruba, qui évoquent certaines croyances, telles que la sorcellerie, pour aborder les problématiques d'arrivage social; les films ibo, qui opposent souvent des bandes de gentils à des bandes de méchants, très facilement identifiés, s'expliquent dans le contexte d’insécurité d'un pays où la police fut longtemps absente; et les films haoussa, dans le nord du pays, qui traitent plus des problèmes posés par les pratiques traditionnelles.
Parlant directement aux gens de leurs problèmes, ce cinéma endogène, dont la qualité est très médiocre, connaît un succès populaire considérable, et une industrie souvent informelle s’est donc développée. A Lagos, les murs sont tapissés d’affiches de cinéma, et ces films s’exportent dans les autres pays d’Afrique noire.
Globalement, l'absence d’école de cinéma de haut niveau entraîne un manque de réflexion sur les formes à adopter. On assiste donc aujourd’hui au dépérissement de la qualité des films.
Youphil - Quels sont les mécanismes d’aide qui existent pour dynamiser le secteur?
Olivier Barlet - Avant l’arrivée du numérique, le cinéma coûtait très cher et avait besoin de financements importants. En l'absence de financement endogène, les films africains n’auraient pas pu exister sans les aides françaises, celles de la Francophonie et de l’Union européenne. Les télévisions européennes ont aussi joué un rôle important. Grâce à tous ces acteurs, on arrivait à faire des films en Afrique. Mais désormais, à l’exception d’Arte, les chaînes européennes se sont désengagées, audimat oblige.
De même les fonds d’aide ont diminué. Pour pouvoir réaliser un film à budget, il est nécessaire d’avoir les trois guichets que sont l’aide française, celle de la Francophonie et celle de l’Union européenne. Mais le fonds Sud, fonds interministériel Affaires étrangères/Centre national de la cinématographie, s’est ouvert à tous les pays du Sud, ce qui marginalise les cinémas africains qui ont souvent des scénarios peu aboutis. L’autre fonds français, le fonds Images Afrique, n’existe plus alors qu'il avait l'extrême avantage de financer directement des producteurs africains. Celui de l’Union européenne est doté d’un système d’appels à propositions irrégulier avec une procédure très lourde, ce qui freine le processus.
Le financement de ces films est ainsi encore davantage devenu un parcours du combattant.
Youphil - Est-ce que les initiatives des fondations privées, à l’image de la World Cinema Foundation de Martin Scorsese, se multiplient pour soutenir les films africains?
Olivier Barlet - La fondation de Scorsese restaure des copies de films, ce qui est différent de l’aide à la production. Quelques petites fondations ou festivals apportent leurs contributions, mais on ne fait pas des films avec ça. Les initiatives privées sont rares.
Youphil - Existe-t-il des financements qui viennent du continent africain, et même du public, sur le modèle du «crowdfunding»?
Olivier Barlet - En Afrique, les populations n’ont pas le pouvoir d’achat nécessaire pour ce genre de démarche et la bourgeoisie africaine n'investit pas dans l'art. Quelques tentatives ont existé et les gens ont perdu de l’argent, ce qui les a dissuadés de recommencer.
Un projet de fonds dans le cadre de l’Union africaine est en cours, soutenu par l’Organisation internationale de la francophonie. Mais à l’heure actuelle les difficultés de financement restent considérables.
Youphil - Quelles sont les perspectives pour ces cinémas africains?
Olivier Barlet - Le dernier Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), le rendez-vous biennal du cinéma africain, a été marqué par une fracture entre les tenants du cinéma populaire et des cinéastes plus exigeants, comme Mahamat-Saleh Haroun, primé l’an dernier à Cannes pour Un Homme qui crie… Mais les réalisateurs africains qui appartiennent plutôt au cinéma d’auteur, qui portent une réflexion sur le monde, se comptent sur les doigts de la main.
Le constat dressé à l’issue du Fespaco n’est pas brillant. Les cinémas africains traversent une crise, à l'image de la place de l'Afrique dans le monde. Elle a pourtant, de par la richesse de ses fonds culturels et sa grande expérience du déplacement (qu'Edouard Glissant appelait la créolisation), quelque chose d'essentiel à apporter à la définition de l'homme planétaire que nous prépare la mondialisation: comment articuler sa propre culture avec celle des autres pour vivre ensemble en harmonie et sans perte culturelle.
Propos recueillis par Youphil.com, le média de toutes les solidarités
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