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«La Vérité» revient à Benghazi
La mort et la résurrection d’un journal de Benghazi illustrent des décennies de censure imposée par Kadhafi. Aujourd’hui, la liberté d’expression reprend ses droits.
«Au fait, il y a des armes chimiques à l’étage», m’avertit Samir Elhouni à la fin de la visite de ce qu’il reste d’al-Haqiqa («La Vérité»), journal autrefois glorieux de la deuxième plus grande ville de Libye, devenue le fief des rebelles.
Nous montons. Des combinaisons Hazmat et des masques à gaz s’entassent le long des murs d’un cagibi poussiéreux. Des caisses à claire-voie en métal, marquées d’austères lettres en cyrillique, sont éparpillées par terre; elles contiennent des boîtes remplies d’un liquide clair et des paquets renfermant une poudre blanche très compacte. Mes guides m’expliquent qu’il s’agit de l’ancienne salle de repos des imprimeurs. Avant, il y avait une table de ping-pong.
Ces équipements russes s’avèrent fort heureusement ne pas être des armes, mais des produits servant en fait à décontaminer le personnel militaire après une attaque chimique. Ça n’en reste pas moins du matériel dangereux, surtout pour les petits enfants qui courent partout dans le bâtiment délabré. Mais le plus important est que cet équipement symbolise la manière dont le dirigeant libyen Mouammar al-Kadhafi transformait tout ce qu’il touchait à Benghazi, militarisant la vie publique et la vie privée pour perpétuer son règne de quarante-deux ans.
Le plus grand journal fermé par Kadhafi
Autrefois, al-Haqiqa, géré par trois frères de la famille Elhouni, était le plus grand journal de Libye. Son dernier tirage se montait à 15.000 exemplaires, chacun vendu 0,3 piastre, soit environ 7 centimes d’euro. En 1971, deux ans après la prise du pouvoir par Kadhafi lors d’un coup d’Etat militaire, le «Guide de la Révolution» autoproclamé ordonna la fermeture du journal. En 1980, le régime saisit la presse typographique et la famille Elhouni se dispersa. Un des frères s’enfuit à Londres, où il fonda le quotidien panarabe al-Arab.
Après l’accession de Kadhafi, al-Haqiqa tenta de naviguer à vue sur le terrain politique instable du pays. La une de l’exemplaire du 22 décembre 1970 annonce que «le colonel» a reçu des documents d’accréditation du nouvel ambassadeur de Grande-Bretagne. Un autre gros titre de l’époque claironne: «Moscou confirme sa position aux côtés des masses populaires arabes». Tandis qu’un troisième article explore la montée de l’influence sioniste aux Etats-Unis.
Cependant, une unique confrontation avec le jeune Kadhafi avait sans doute été suffisante pour condamner le journal. Avant son coup d’Etat de 1969, Kadhafi avait visité Benghazi où il avait rencontré Rashad Elhouni, l’un des propriétaires du journal, qu’il avait tenté de convaincre d’imprimer un manuel militaire acquis à sa cause. Elhouni rechigna, arguant qu’il avait besoin de la permission d’un plus haut gradé de l’armée libyenne. Kadhafi n’était pas du genre à pardonner: après sa prise de pouvoir, il prononça un discours attaquant al-Haqiqa, l’accusant d’avoir retardé sa révolution de deux années.
La résolution de 1980 de Kadhafi, confisquant la presse, appelait à la faire saisir par «les masses». En pratique cependant, elle fut saisie par deux officiers militaires qui dirigèrent l’opération à leur propre profit. Mabrook al-Gweil et Hamed Salih, les deux officiers en charge de la presse sous Kadhafi, établirent une entreprise semi-privée avec ce qui était officiellement la propriété de l’Etat, concluant des marchés avec d’autres entreprises pour se remplir les poches. Le panneau poussiéreux de leur «Entreprise de presse mondiale et de gestion financière» est relégué dans un coin au dernier étage de l’imprimerie, près de l’endroit où nous avons trouvé les décontaminants chimiques. Des piles de documents imprimés pour «L’autorité de la Grande rivière artificielle» jonchent les locaux, projet qui dépassait de loin le devoir post-révolutionnaire de la presse d’imprimer des manuels pour l’armée libyenne.
Retour au service de la rébellion
Les fils des fondateurs d’al-Haqiqa —Issam, Nabil et Samir Elhouni— ont chacun suivi leur chemin après la saisie de l’imprimerie où ils avaient appris le métier familial. «Papa nous a dit: "Restez à l’écart des médias"», m’a confié Issam. «Devenez tout ce que vous voulez, cuisinier, avocat, mais ne vous mêlez pas aux médias.» La révolte libyenne anti-Kadhafi a pourtant poussé les frères à ignorer le conseil de leur père. Tous sont revenus à Benghazi où ils utilisent des équipements d’imprimerie vieux de plusieurs dizaines d’années au service de la cause. La presse imprime en ce moment le drapeau tricolore de la Libye —en version large sur du carton rigide, et en version minuscule à enrouler autour des briquets— ainsi que des documents pour le Conseil national de transition, l’autorité par intérim mise en place pour représenter les rebelles.
Faire renaître l’imprimerie n’est pas une mince affaire. L’une des deux énormes presses a été démantelée et vendue par l’armée de Kadhafi, ne laissant derrière elle qu’une trace claire sur le sol. A l’ère des imprimantes numériques, les rebelles libyens utilisent encore la technique de l’offset lancée dans les années 1950.
Et puis il y a la question de l’argent: les frères Elhouni ont encore à mettre en place un système de comptabilité pour le travail qu’ils font pour le Conseil des rebelles libyens. C’est loin d’être négligeable —Samir et Nabil vivent en ce moment à l’imprimerie où ils ont aménagé des chambres de fortune dans les anciens bureaux d’al-Haqiqa. «Si ça coûte cher à exécuter, ils paient. Sinon, on le fait gratuitement», explique Samir.
En dépit de ces difficultés, la presse et le reste des médias de Benghazi reviennent lentement à la vie. Six journaux sont déjà régulièrement imprimés dans tout l’Est de la Libye; la région compte aussi deux stations de radio et deux chaînes de télévision. Le plus grand est le Benghazi News, journal contrôlé par le gouvernement sous Kadhafi et qui a subi un remaniement après son départ. Il compte plus de 60 employés.
Les frères Elhouni envisagent de restaurer al-Haqiqa tel qu’il était avant. «Si le dernier exemplaire était le numéro 400, le prochain sera le 401», m’a confié Samir. C’est presque comme s’ils étaient en train de réaliser le rêve de la plupart des habitants de Benghazi—comme si les longues années du règne de Kadhafi n’avaient jamais existé.
David Kenner, à Benghazi (Libye)
Traduit par Bérengère Viennot
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