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Palace of Justice (Bruxelles), by DamienHR via Flickr CC
Palace of Justice (Bruxelles), by DamienHR via Flickr CC

Affaire Habré: les Tchadiens peuvent compter sur la Belgique

Jacqueline Moudeïna est l’avocate des victimes de Hissène Habré depuis 2000. Elle se réjouit de la demande d'extradition de l’ancien dictateur tchadien vers la Belgique pour y être jugé, même si l'Afrique aurait dû trancher la question depuis longtemps.

Mise à jour du 13 mars: Les autorités belges ont saisi la Cour Internationale de Justice (CIJ) pour exiger que l'ex président tchadien Hissène Habré soit jugé au Sénégal où il est exilé ou extradé. Hier, la Belgique a pu s'exprimer lors d'une audience à la CIJ, les représentants du Sénégal auront la parole le 14 mars. En tout, six audiences sont programmées à la CIJ jusqu'au 21 mars.

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Mise à jour du 30 septembre: L'avocate Jacqueline Moudeïna a reçu le Right Livelihood Award 2011 ainsi que trois autres lauréats. Ce prix institué en 1980 est considéré comme le Prix Nobel alternatif et récompense ceux qui «offrent des solutions concrètes et exemplaires aux défis contemporains les plus urgents». C'est la première fois qu'une personnalité tchadienne reçoit ce prix délivré en Suède.

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Le 22 juillet 2011, le gouvernement tchadien a annoncé qu’il souhaitait que le Sénégal extrade l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré vers la Belgique pour y être jugé.

Nous, les victimes tchadiennes, ne pouvons que nous réjouir de cette démarche responsable. En effet, après plus de vingt ans d’impunité, l’extradition de Habré vers la Belgique apparaît comme la seule option réaliste pour que celui-ci réponde enfin des charges portées contre lui dans le cadre d’un procès équitable. 

J’entends très souvent des personnes qui n’ont pas suivi le dossier demander «mais de quoi se mêle la Belgique?» ou se plaindre d’un prétendu «néocolonialisme judiciaire» de Bruxelles. 

Pour comprendre notre position, il faut remonter dans le temps. C’est en 2000 que des victimes tchadiennes avaient porté plainte contre Habré à Dakar, son lieu d’exil. Quand le doyen des juges sénégalais a inculpé Habré pour crimes contre l’humanité et actes de torture, notre espoir, brisé par les horreurs de son régime, renaissait enfin. Après huit années de répression (1982-1990) marquées par des milliers de morts (40.000, selon une commission d'enquête), il semblait que l’ex-despote allait enfin devoir répondre de ses actes.

Mais à la suite d’interférences politiques dénoncées par les Nations unies, les juridictions sénégalaises se sont déclarées «incompétentes» pour juger Habré et nous sommes alors partis à la recherche d’une juridiction compétente. Un juge belge a déclaré notre plainte recevable en application de la loi de compétence universelle et en septembre 2001, le président du Sénégal Abdoulaye Wade, qui voulait —déjà— expulser Habré a déclaré:

«J'étais prêt à envoyer Hissène Habré n'importe où… mais Kofi Annan est intervenu pour que je (le) garde sur mon sol, le temps qu'une justice le réclame… Le Sénégal n'a ni la compétence, ni les moyens de le juger. Le Tchad ne veut pas le juger. Si un pays, capable d'organiser un procès équitable —on parle de la Belgique— le veut, je n'y verrais aucun obstacle

Le Tchad a écrit en 2002 au juge belge pour lever l’immunité de juridiction de son ancien président, ce qui, avec l’existence de victimes belges d’origine tchadienne, a permis la poursuite du dossier alors que d’autres cas, comme celui de l’ancien Premier ministre israélien Ariel Sharon, ont été écartés en raison de l’immunité.

Le juge belge et son équipe de police judiciaire spécialisée dans la poursuite de crimes contre l’humanité se sont rendus au Tchad, où ils ont interrogé d’anciens complices d’Habré, visité des centres de détention et des charniers. Ils ont saisi et analysé les copies de milliers de documents d’archives de la police politique de Habré, qui révèlent l’identité de 1.208 personnes décédées en détention et font état de 12.321 victimes de torture ou d'autres violations des droits de l’homme. Ce solide dossier a permis au juge d’inculper Habré et à la Belgique de réclamer son extradition.

Dernier recours

La Belgique a toujours souligné qu’elle n’était qu’un dernier recours, et qu’elle préférait que Habré soit jugé par le Sénégal. Lorsque la Belgique a saisi la Cour internationale de justice en 2009, elle lui a demandé d'ordonner au Sénégal de juger Habré ou, seulement à défaut, de le faire extrader vers Bruxelles. Comme l’a écrit une éditorialiste du quotidien belge Le Soir:

«Notre pays n'a aucun intérêt, ni territorial ni financier, à défendre dans cette affaire, mais simplement un grand principe: le droit pour les victimes d'obtenir justice. Un effort rare, qui mérite d'être souligné.»

La Belgique a prouvé sa fidélité à ce principe en offrant de transférer son dossier à la justice sénégalaise, et surtout en promettant au Sénégal un million d’euros, soit trois fois la contribution de la France, pour les frais d’un procès à Dakar. Mais dès lors que le Sénégal refuse de juger Habré, et que celui-ci ne peut être renvoyé au Tchad où il a été condamné à mort, la seule option est de l'extrader en Belgique.

Bien sûr, nous aurions préféré voir Habré jugé en Afrique. Mais en 20 ans, aucun autre État n’a demandé son extradition. Et même si un État africain se déclarait aujourd’hui disposé à juger l’ex-dictateur, son procès serait une fois de plus reporté —de plusieurs années au minimum—, le temps que le régime juridique national se mette en place, qu’on trouve le financement et que l’enquête reprenne.

Les survivants sont déjà fragiles et vieillissants, il est temps de leur donner la justice qu’ils attendent depuis tant d’années.

S’il y a un pays qui a toujours agi avec noblesse dans cette affaire, c’est bien la Belgique. En effet, si les victimes n’y avaient pas été accueillies en 2001, l’impunité de Habré aurait été consacrée. Pour autant, si ce dernier est extradé vers la Belgique, il incombera une lourde responsabilité au pays.

Sensibiliser les Tchadiens

Organiser le procès de l’ancien dictateur à des milliers de kilomètres du Tchad qu'il a dirigé rendra nécessaire la mise en place d’un programme de sensibilisation important, afin que le procès soit accessible et compris par les Tchadiens, qu'il enrichisse leur appréhension du passé et qu'il satisfasse leur volonté de justice.

Il faudrait, au minimum, filmer le procès afin de le diffuser au Tchad, inviter des observateurs de l’Union africaine et faire venir des journalistes, victimes et représentants de la société civile tchadienne à Bruxelles pour suivre le procès.  

La Belgique a certes un passé colonial regrettable, mais elle a les moyens et la volonté d'organiser un procès équitable. Après plus de vingt années d’attente, le Sénégal doit nous permettre de nous retrouver un jour devant un tribunal, face à l’homme qui a nous a tant fait souffrir. C’est une exigence juridique. C'est une exigence morale.

Jacqueline Moudeïna

 

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Jacqueline Moudeïna

Jacqueline Moudeïna est présidente de l'Association tchadienne pour la promotion et la défense des droits de l'homme (ATPDH). Elle est l’avocate des victimes de l’ancien dictateur Hissène Habré depuis 2000. Elle a reçu en 2002 le prestigieux prix Martin Ennals pour les défenseurs des droits de l’homme.

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