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Révolution tunisienne: «la culture n'a eu aucun rôle»
Artistes et intellectuels ont joué un rôle dans la Révolution en Tunisie. Mais l'élite tunisienne en a-t-elle assez fait? Interview de Karim Ben Smaïl, éditeur de la maison tunisienne indépendante Cérès.
La première fois que j’ai rencontré Karim Ben Smaïl, c’était lors d’un vernissage. Je tendais mon micro à tout va, pour que l’on me parle de la Révolution et du rôle des artistes. Lui, a dit «non, pas maintenant, pas ici». Je l’ai revu le lendemain dans sa maison cossue de la banlieue de Tunis. Il m’a reçu cordialement, mais avec une certaine gravité. Parce que cette Révolution, une joie immense pour le pays, est aussi, selon Karim Ben Smaïl, éditeur de la maison tunisienne indépendante Cérès, une «humiliation» terrible pour certains intellectuels, qui estiment qu’ils n’ont pas assez fait pour l’accompagner. Interview
Slate Afrique - Comment travaillait-on sous le régime de Zine el-Abidine Ben Ali?
Karim Ben Smaïl - C’était très simple. A cette époque nous avions des contraintes claires et nettes. Le prince et sa famille étaient intouchables et on ne pouvait pas en parler. Tout ce qui était politique et datait du dernier quart de siècle, on ne pouvait pas en parler sans passer par les filtres mauves (couleur du régime de Zine el-Abidine Ben Ali).
Slate Afrique - En tant que maison d'édition indépendante, que pouviez-vous publier?
K.B.Smaïl - L’indépendance est une notion toute relative maintenant. Le «courage» c’était d’aller quelques millimètres au-delà de la ligne jaune. De tenter ou d’oser un petit truc de plus, de publier un livre où quelque part, page 237, on disait qu’on était sous une dictature. Ça n’allait pas beaucoup plus loin. Nous voulions donner systématiquement la parole à ceux que le régime n’aimait pas, qui avaient eu des ambitions politiques, qui s’étaient insurgés le jour où il avait étendu son pouvoir sur une banque, signé un papier pour s'approprier un patrimoine culturel… On s’est ainsi retrouvés à publier des gens comme Ayad Ben Achour [président de la nouvelle Commission électorale tunisienne, ndlr], qui aujourd’hui est censé nous mener vers une nouvelle Constitution. Dans le conseil qu’il a réuni pour réfléchir à cette nouvelle Constitution, on retrouve quelques auteurs de notre maison d'édition. Mais nous ne sommes pas des héros, attention. Cette révolution, elle s’est faite ailleurs, ça c’est clair.
Slate Afrique - D'après vous, où s’est faite la Révolution?
K.B.Smaïl - Elle s'est faite avec le peuple. Et nous tous intellectuels devons aujourd’hui nous demander quelle est notre position. Comment avons-nous pu accepter d’être dirigés par une bande d’escrocs de ce niveau-là sans bouger? C’est une grande humiliation. On peut se le cacher. Mais nous avons aujourd’hui à regarder en face le fait que, pendant vingt-cinq ans, des escrocs, des voleurs, des dealeurs de drogue ont dirigé ce pays. Et nous n’avons pratiquement rien fait.
L'élite intellectuelle et artistique baillonnée et impuissante
Slate Afrique - Vous estimez que les intellectuels n’ont eu aucun rôle dans cette Révolution?
K.B.Smaïl - Non, absolument aucun. Je dénie à l’élite la moindre parcelle de rôle dans cette Révolution. Prétendre ça, ce serait un hold-up. Le pouvoir a dépassé toutes les limites: c’est ça qui a déclenché la Révolution. Notre chance, c’est que ces escrocs n’étaient pas très intelligents. Je suis persuadé que s’ils avaient allié l’avidité à l’intelligence ils auraient pu tenir encore longtemps. Mais ils ont tellement méprisé les gens, en les poussant à l’extrême dénuement et à l’extrême désespoir, de telle sorte que ça ne pouvait qu’exploser. Je me souviens du moment où je suis entré en révolte, ça a été un détail: quand le président de la République s’est acheté son troisième avion, un quadriréacteur, gros porteur, avec 24 heures d’autonomie, 350 tonnes de fret, qui coûtait 1 ou 2% du PIB et qu’il était en train de le faire aménager en VIP. Ça peut paraître futile, mais face à tous les problèmes économiques, s’acheter de tels gadgets. J’ai donc posté sur Facebook: «ça sert à quoi?», une amie, une artiste, a répondu: «ça sert à faire des allers simples». C’était prémonitoire.
Slate Afrique - Mais pourquoi avoir eu le courage d’être subversif, de grignoter la ligne jaune, sans aller plus loin?
K.B.Smaïl - Si vous transgressiez la ligne jaune de manière trop évidente, vous ne pouviez pas paraître, tout simplement. Le livre était saisi, donc ça ne servait à rien.
Slate Afrique - Que reprochez-vous aux intellectuels?
K.B.Smaïl - Nous n’étions pas actifs. Nous pensions que ça allait continuer. Nous n’avons pas poussé Zaba [Zine el-Abidine Ben Ali] dehors. Nous sommes arrivés après. Après les révoltes de l’intérieur du pays, après ces gens qui ont donné leur vie, après ces jeunes d’un courage absolument fou qui étaient debout, devant les flingues, et qui ont pris des balles. C’est après eux que nous sommes entrés le 14 janvier 2011, en enfonçant des portes délabrées. Là nous avons pris des risques réels. Plus gros d’ailleurs que nous le pensions. Mais ce n’est que la dernière étape de ce soulèvement populaire.
Slate Afrique - Mais le 10 janvier 2011, il y a eu une manifestation qui comptait plusieurs personnes liées à la culture. Et certains artistes se sont exprimés haut et fort contre la censure pendant toute la dictature.
K.B.Smaïl - Quand je dis que la culture n’a eu aucun rôle, je parle de l’élite, et de la culture officielle. Qu’on le veuille ou non, on est là depuis cinquante ans, nous sommes la culture officielle. Je parle des vieux croûtons comme moi, des gens installés et connus, des professeurs, de la bourgeoisie. Il y a quelques artistes de ma génération qui étaient vraiment engagés, et les jeunes ont aussi beaucoup fait. Des types comme «Z», un caricaturiste engagé, dont on ne connaît même pas le vrai nom. Il est underground, il a travaillé sur Internet. La nouvelle culture, celle des rappeurs par exemple, est passionnante, créative, engagée, c’est elle le véritable poil à gratter. Moi mes livres ça pouvait agacer Monsieur Ben Ali, et ça l’a beaucoup agacé en 2000, alors il nous est tombé dessus avec sept contrôles fiscaux. On n’en est pas morts. Z, lui, s’il avait été pris, c’était la tôle, la bastonnade, la torture et autre. Comme pour Bendirman, et les rappeurs ou musiciens qui se sont fait entendre.
Slate Afrique - Qu’auriez-vous pu faire de plus? Il entame une réponse et sa voix s’étrangle. Cet intellectuel brillant, sûr de lui, la cinquantaine passée, pleure. Ce sont les larmes de cette humiliation évoquée, celles des remords de n’avoir pas fait davantage. Puis il se reprend, et d’une voix sourde, il dit:
K.B.Smaïl - Ecoutez, lorsqu’un homme se verse de l’alcool dessus et s’enflamme, vous ne pouvez pas ne pas vous remettre en cause. Vous ne pouvez pas ne pas vous dire: finalement, moi j’étais là dans mon confort sympathique, à me prendre pour un héros parce que j’ai publié un bouquin un peu subversif. Et à quelques centaines de kilomètres de chez moi, il y avait un type, tellement au bout du rouleau, qui ne voyait tellement plus d’horizon, qu’il a choisi de se donner la mort de cette manière-là. Parce qu’il ne s’est pas jeté par la fenêtre. Il s’est brûlé. Il est mort dans d’atroces souffrances. Donc c’est un appel. Un appel à nous tous. On n’a pas fini de digérer ça. Qu’on le veuille ou non, quelque part, nous avons mis le feu à ce jeune homme.
Slate Afrique - Vous pensez que l'élite intellectuelle a une responsabilité dans cette mort?
K.B.Smaïl - Oui. Nous avons tous une responsabilité. Et c’est pour ça qu’il est indispensable que nous nous investissions tous maintenant. Je pense que tous les Tunisiens ont reçu ce message. Nous avons un rôle qui est d’occuper cette fenêtre de liberté nouvelle. Le monde arabe a toujours vécu sous la dictature, de façon plus ou moins évidente. Ça peut revenir. Il serait prématuré de dire que nous sommes dans une démocratie. Pour l’instant, nous sommes dans une fenêtre de liberté où je peux publier, importer ce que je veux et je ne vais pas m’en priver.
Charlotte Pudlowski
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