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Vis ma vie d'immigré du Sahel en France
Dans son dernier ouvrage «En terre étrangère», le sociologue Hugues Lagrange rassemble les histoires personnelles d'immigrés sahéliens regroupés dans la vallée de la Seine. Entretien.
Son ouvrage précédent, Le Déni des cultures, avait suscité un malaise. Hugues Lagrange, sociologue rattaché au CNRS et à Science-Po révélait, statistiques à l'appui, la surreprésentation des enfants d'Africains originaires du Sahel dans la délinquance. Paru en 2010, ce livre avait été critiqué par une partie de la gauche qui dénonçait un retour à l'essentialisme et aux culturalismes. Au contraire, pour la droite nationaliste, l'ouvrage d'Hugues Lagrange corroborait leur credo.
Trois ans plus tard, le sociologue revient avec un ouvrage beaucoup moins analytique. Il retrace les vies singulières de femmes et d'hommes venus des pays du Sahel, comme le Sénégal. Par leurs témoignages, il comprend comment le poids des traditions pèse sur eux dès leur arrivée en France. Quand les femmes rejoignent leur mari, elles partent souvent pleines de rêves. Mais, très vite, c'est la désillusion, la solitude et la violence. A cela s'ajoute une société française, prise dans la spirale du chomâge de masse, qui n'offre plus de perspectives pour ces immigrés. Entretien.
Slate Afrique - Pourquoi avez-vous travaillé tout particulièrement sur la communauté sahélienne?
Hugues Lagrange - Ce sont les circonstances du lieu. J’avais reçu une commande de l’établissement public de Mantes qui s’occupait du développement des quartiers, de l’amélioration de l’habitat le long de la Seine. Il m’avait demandé de travailler sur le décrochage scolaire des adolescents. Et je me suis vite rendu compte qu’en dehors des Maghrébins, il y avait un grand nombre de Sahéliens parmi les enfants en difficulté. A cette époque, je ne savais pas à quoi cela renvoyait.
En rencontrant les adolescents, je me suis vite aperçu qu’ils ne m’aideraient pas à comprendre le cadre éducatif et familial dans lequel ils ont grandi. J’ai donc décidé d’aller à la rencontre des parents. En France, on pourrait penser que l’école de la République comble les différences. C’est loin d’être le cas. Le milieu social est le facteur le plus prédictif de la réussite scolaire des enfants. Et cela dès la petite école. C’est là que l’effet du milieu marque le plus. Selon un certain aveuglement en France, l’effet du milieu est toujours traduit en termes de milieu social. Il est vrai, pour l’essentiel, que le milieu social est l’explication, mais il y a une dimension du milieu éducatif qui est marqué par les habitus familiaux, la taille des fratries, l’histoire migratoire, le bagage scolaire des parents. Le sentiment de ne pas être bien accueilli influe sur le travail des enfants et leur engagement à l’école.
Slate Afrique - Ne pourrait-on pas faire les mêmes observations pour un immigré turc ou marocain qui habite dans l’immeuble d’en face?
H.L - Les immigrés de Turquie n’étaient pas très nombreux dans les quartiers que j’ai fréquentés dans le début des années 2000. Ils le sont devenus par la suite. Ces immigrés de Turquie, souvent kurdes, a beaucoup d’égard, ressemblent aux Sahéliens. C’est moins vrai pour les Marocains. A travers les entretiens, je ne peux pas prétendre tirer un tableau représentatif des immigrés Sahéliens en France. Le recoupement des récits me conduit à énoncer avec prudence l’idée que faute d’être représentatifs, ces témoignages sont symptomatiques d’une réalité.
Slate Afrique - Votre position d’homme blanc chercheur a-t-elle résonné au cours de vos rencontres?
H.L - Au départ, on pourrait penser qu’un homme blanc riche est bien mal placé pour parler des souffrances des femmes noires pauvres. D’une certaine façon, c’était le cas. Mais les femmes que j’ai pu rencontrer à travers des associations étaient pour la plupart en rupture de ban. Souvent, elles étaient seules, divorcées. J’ai rencontré des femmes qui avaient beaucoup à dire. Devant moi, elles se posent d’emblée comme narratrice d’une histoire. Elles reviennent sur leurs combats, leurs difficultés dans la société d’accueil, mais également au sein de leur propre communauté. Je le rappelle dès l’introduction: ces femmes ne sont pas représentatives des femmes sahéliennes. Je n’ai pu rencontrer qu’un échantillon.
Slate Afrique - Votre ouvrage brosse le portrait de terres étrangères, situées à quelques kilomètres de Paris. La ségrégation spatiale et culturelle se vérifient-elles dans le comportement des personnes que vous avez rencontrées?
H.L - Sur le plan historique, vous évoquez le principal aspect. Dans les années 1980, il y a très peu de Sahéliens dans la vallée de la Seine. Dans les années 1990, elle est plus importante. Mais il y a encore un certain mélange dans les quartiers. Cette ségrégation prend de l’ampleur à partir des années 1990 et se maintient dans les années 2000. Elle résulte du départ des classes moyennes blanches dans les années 1980. Les départs se sont succédé: départ des familles de cadres autochtones, des familles populaires, des familles issues de l’immigration européennes, des familles maghrébines qui réussissent. J’ai remarqué une évaporation par le haut. Ces quartiers pauvres concentrent une population sans élite, sans exemple de réussite.
Il y a également un processus de mise à distance de la part des autochtones ou des franges de l’immigration plus aisées vis-à-vis des immigrés les plus pauvres. Ce mépris est déterminant dans les constructions identitaires. Ceux qui restent dans ces quartiers se sentent relégués, marginalisés.
Slate Afrique - Vous portez une grande importance à la crise économique dont les premiers signaux remontent aux années 1970. Quelle est son impact sur les immigrés sahéliens? Sur leur intégration? Leur engagement social?
H.L - La croissance économique, comme le mariage, est le plus puissant intégrateur. Ce moteur est en panne depuis le début des années 1990. Et le mariage? Une communauté méprisée a tendance à se replier sur elle-même. A plus d’un titre, les ségrégations spatiales ne favorisent pas les rencontres sur les bancs de l’université, au travail…
A cela, s’ajoute l’évolution de l’islam dans les quartiers populaires. Ces dix dernières années, on observe la prise de pouvoir de l’islam wahhabite. Lors de mes entretiens, j’ai rencontré un jeune Sahélien qui a adhéré à ce courant de l’islam rigoriste. Il rompt ainsi avec l’islam confrérique de ses parents. De son côté, la société hôte regarde avec méfiance ces phénomènes et légifère.
Slate Afrique - Au fil de votre livre, on rencontre des femmes souvent combatives, qui soit se résignent à la violence et la soumission, soit résistent avec un courage remarquable.
H.L - Je ne veux pas qu’on voit dans ces femmes une pure résignation. A travers des reconstructions d’elles-mêmes dans l’adversité, certaines femmes ont retrouvé un autre équilibre. Parfois difficile. Les femmes sont plus partagées que les hommes. Elles sont ici, rattachées aux enfants, et là-bas, liées à leurs racines; les hommes, eux, repartiront dans tous les cas après la retraite. Au début de l’enquête, je n’avais pas conscience de l’enjeu de l’articulation des sexes et des générations. J’ai vu combien l’éducation dans nos sociétés actuelles fait articuler les deux.
Celles qui ont voulu s’éloigner trop rapidement de la tradition, se sont trouvées en porte-à-faux. Comme si elles avaient misé trop vite sur ce que pouvait leur apporter la société française. Et à contretemps. L’Europe représentait pour ces femmes l’eldorado. Donc leurs familles au pays ne peuvent pas comprendre qu’elles veuillent rentrer au pays. Pire demander le divorce.
Dans la génération suivante, les cartes seront rebattues. Les fratries sont plus réduites, les femmes plus éduquées. Finalement, les observations faîtes pour la génération des migrants ne se retrouvent pas chez la nouvelle. A chaque génération, ses peines.
Propos recueillis par Nadéra Bouazza