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Ahmadou Kourouma en octobre 2000 à Paris. AFP/Emmanuel Pain
Ahmadou Kourouma en octobre 2000 à Paris. AFP/Emmanuel Pain

Kourouma, écho de la déchirure ivoirienne

Le romancier ivoirien disparu en 2003 reste un modèle en Afrique. Ahmadou Kourouma écrivait sa colère contre la politique dans son pays, dénonçait la violence. D'une tragique actualité.

L’œuvre du grand écrivain ivoirien Ahmadou Kourouma (1927-2003) éclaire de l’intérieur les tragédies du continent africain mais aussi la situation de son pays: souvenons-nous que son dernier ouvrage inachevé, Quand on refuse on dit non, était une suite des aventures du héros d’Allah n’est pas obligé, en Côte d’Ivoire

Plus de sept ans après sa disparition, le 11 décembre 2003 à Lyon, Ahmadou Kourouma demeure le grand écrivain africain, le modèle dans l’invention d’une langue pour charrier dans un rire cathartique les maux les plus terribles de son continent. «Encore aujourd’hui, nous regardons tous vers le maître, et nous essayons d’abord d’écrire comme lui, avant de comprendre que c’est vain!» avoue son compatriote l’écrivain et journaliste Venance Konan.

S’il a vécu la plupart du temps en exil (Algérie, Togo, Cameroun et France), c’est sa révolte face à la situation de son pays qui a déclenché l’écriture romanesque chez l’ancien étudiant en mathématiques, devenu professionnel dans les assurances. C’est cette rage qui l'a poussé à entreprendre en parallèle une œuvre qui allait révolutionner les lettres africaines.

Mais «sans Houphouët, pas de Kourouma», affirme son biographe Jean-Michel Djian, qui a retracé le parcours de l’écrivain (Ahmadou Kourouma, le Seuil), insistant sur ce moment de la vie d’un homme qui ne savait pas encore comment écrire, mais qui, à 36 ans, choisirait la fiction pour dire la colère qui s’était saisie de lui face aux arrestations, sous le prétexte de «complot contre la sûreté de l’Etat», ordonnées par Houphouët-Boigny en 1963. Kourouma est libéré, mais indésirable.

L'inspiration dans l'exil

C’est entre Abidjan et Alger, où il s’exile, que naîtra le manuscrit d’un livre majeur dans l’histoire de la littérature africaine du XXe siècle, Les soleils des indépendances, publié d’abord au Québec et bien des années après en France (l’éditeur parisien reconnaissant l’erreur de son refus initial). Ce roman de la désillusion des indépendances africaines est celui d’un visionnaire. Les suivants portent tous ce regard distancié et en même temps si intérieurement cru sur les causes profondes des violences du pouvoir et des conflits du continent.

Vingt ans plus tard, Monnè, outrages et défis (1990) est le grand roman historique de la colonisation, puis viendra En attendant le vote des bêtes sauvages (1998, prix du Livre Inter) inspiré par le personnage du dictateur togolais Eyadéma. «C’est le livre qu’il préférait, celui dans lequel il avait été le plus loin pour décrire cette perversion que représente l’acceptation du pouvoir en Afrique. A quelques exceptions près», dit Jean-Michel Djian. Avec Allah n’est pas obligé (2000, prix Renaudot), le romancier met en scène un héros devenu l’emblème de tous les enfants-soldats.

Tout en menant sa carrière, Kourouma accomplit son œuvre de nuit, travaillant sans relâche cette écriture nouvelle, fruit des noces prodigieuses entre sa langue natale, le malinké, et le français, qui lui permet enfin d’exprimer en littérature des réalités africaines que la langue du colon seule ne pouvait dire. Un volume (collection Opus, Seuil) vient de rassembler ses œuvres complètes jusqu’au texte ultime qui déclencha la polémique lors de sa parution, un an après la mort de l’écrivain. Et demeure. Fallait-il publier en l’état Quand on refuse on dit non? Jean-Michel Djian ne cache pas sa réticence:  

«C’est un manque de respect vis-à-vis de l’écrivain que d’avoir publié tel quel ce qui n’est qu’une première étape, un travail documentaire. Quand on sait le temps que passait Kourouma sur un manuscrit…»

Tel qu’il parut, ce livre sur son pays natal est en effet plus proche d’un essai en cours d’être romancé. Juste avant de disparaître, Kourouma travaillait à ce roman où tout ce qui fait la tragique actualité ivoirienne est démonté. Quand on refuse on dit non remet en scène le héros enfant-soldat du Liberia, Birahima, dans le décor de la Côte d’Ivoire en guerre, qu’il traverse avec la jeune Fanta. Amoureux de cette jeune fille instruite dont il est le garde du corps, l’enfant boit les paroles de celle qui lui raconte tout au long du voyage l’histoire et la géographie du pays. Toute la matière est là pour le grand roman de la Côte d’Ivoire déchirée. Une fois encore, Kourouma donne la parole aux enfants, «comme s’il fallait chercher dans l'enfance l'explication des horreurs commises par les adultes», poursuit son biographe. Reste qu’au moment où la Côte d’Ivoire est secouée par une nouvelle crise, Quand on refuse on dit non reste un document passionnant qui plonge dans l’histoire du pays et laisse imaginer ce qu’aurait pu être le livre de ce veilleur de consciences, ce Diseur de vérité, titre de son unique pièce de théâtre.

Gbagbo, Ouattara et tous les acteurs de l’actualité, le concept d’ivoirité, la division entre le Nord et le Sud, tous les enjeux sont exposés par un écrivain qui se retrouve ici au plus près de ce dont il parle. On se souvient comment la presse ivoirienne a remis en question l’ivoirité du Malinké, né près de Boudiala dans le Nord de la Côte d’Ivoire. Et dans sa biographie, Jean-Michel Djian reproduit en annexe le discours de réception du titre de grand commandeur de l’ordre national de Côte d’Ivoire en 2001. S’adressant au président Gbagbo, il revient sur les massacres des Ivoiriens par les Ivoiriens et demande une minute de silence pour les victimes du charnier de Yopoungon. «On ne sait si c’est par provocation ou naïveté, Kourouma n’a jamais été un politique, il n’avait aucun sens diplomatique, et, au fond, on ne sait pas ce qu’il pense. Il rêvait d’être ce "sage" auquel les politiques donneraient raison…», explique le biographe. Les derniers mots de ce discours?  

«Je prie tous les Ivoiriens de se ressaisir et de s’entendre pour que la Côte d’Ivoire devienne la terre de rencontre.»

Valérie Marin La Meslée

 

Lire tous les articles de l'écrivain ivoirien Venance Konan pour SlateAfrique:

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Valérie Marin La Meslée

Valérie Marin La Meslée. Journaliste française, spécialiste de culture, notamment de littérature.  Collabore au Point. Elle est notamment l'auteur de Novembre à Bamako (Bec en l'air, Cauris éditions, 2010).

 

Ses derniers articles: Avec ceux qui prennent La Pirogue  Les regrets d'Afrique de Toni Morrison  Congo, le roman vrai d'un pays 

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