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Pourquoi la crise burkinabè pourrait rebondir
Militaires, jeunes, commerçants et paysans sont en révolte au Burkina Faso. Un mouvement de contestation qui pourrait faire tache d'huile en Afrique noire.
Il faut se méfier des métaphores médicales quand on évoque les turbulences d’un pays fragile, mais il faut aussi se souvenir que les mêmes causes entraînent souvent les mêmes effets. Or, le tableau clinique du pays (Faso) des hommes intègres (Burkina) affiche des symptômes déjà observés ici ou là en Afrique et dont on peut sans grand risque prédire qu’ils (ré)apparaîtront bientôt dans un nombre croissant d’Etats du continent.
Les choses commencent généralement par une éruption des corps habillés. Dans les années suivant les indépendances, les militaires avaient pris l’habitude de se révolter pour chasser les chefs d’Etat et les remplacer. Avec le temps, la communauté internationale a fait savoir que ce genre d’alternance n’était pas acceptable et les coups d’Etat ont diminué en nombre. Mais les membres de l’armée, de la police, de la gendarmerie et parfois même de la garde dite républicaine ont découvert la toute puissance des armes quand on les fait pétarader dans les rues, et surtout quand on les brandit sous le nez des commerçants qui envisageraient de résister au pillage.
Ces sorties sont généralement gagnantes: le gouvernement accède aux revendications collectives et, à titre individuel, chacun s’est mis à l’abri du besoin pour quelque temps. Evidemment, parfois cela tourne autrement et, sans vraiment le vouloir, on s’empare du pouvoir. Mais le plus souvent on réintègre les casernes tranquillement et en toute impunité. Force est de constater que le concept d’Etat de droit en sort sensiblement écorné mais, avec le temps, on a fini par oublier que ce genre d’agissement était passible du Conseil de guerre…
Bombes à retardement
Une autre éruption très courante concerne les jeunes. Ils se révoltent à mains nues mais sont considérablement plus nombreux que les corps habillés. Les jeunes de moins de 15 ans représentant 45% de la population d’Afrique subsaharienne, cela fait plus de 400 millions de jeunes pour l’ensemble du continent, également répartis dans chaque pays. Les afro-optimistes les appellent le «capital humain», ou encore le «capital social». En attendant d’en comptabiliser les dividendes, les afro-pessimistes parlent plutôt de bombe à retardement, car des centaines de milliers de ces jeunes gens sont des chômeurs, souvent munis de diplômes (mais à qui on n’ose pas dire que ces diplômes sont creux), et ils attendent que la société leur propose un avenir. Parfois ils entrent donc en ébullition, et le «printemps arabe» a été observé de très près dans les campus et les bidonvilles des grandes villes subsahariennes. Toutefois, il est rare qu’une convergence des luttes apparaisse entre les corps habillés et les jeunes désœuvrés, au contraire.
C’est cette même divergence qui a provoqué l’apparition dans le tableau d’une autre catégorie de mécontents: les commerçants. Non pas ceux qui tiennent les boutiques modernes et bien sécurisées ouvertes dans les beaux quartiers par les filiales des grands groupes internationaux, mais toute cette cohorte de petits marchands de l’informel qui avaient fini par stocker dans leurs échoppes en planches de grandes quantités de matériel de contrebande. Eux aussi avaient perdu de vue qu’ils fonctionnaient dans la transgression. Ils entretenaient avec les corps habillés des rapports de corruption qu’ils en étaient venus à qualifier de normaux. Ils ont donc été très choqués par les pillages des militaires et, tout de suite après, par le rappel à la loi, c’est-à-dire la nécessité de payer patente. Dans leur cas, c’est surtout l’incompréhension qui a généré le mécontentement. Or ils sont innombrables sur les marchés de toutes les villes africaines.
Dans la spirale de la grogne, la manifestation suivante est venue des planteurs de coton, et cette éruption repose également sur un malentendu: nul n’a pris soin de leur expliquer, au tournant des années 2000, que le monde avait changé et qu’ils ne seraient plus protégés comme avant par des mécanismes de garantie des prix à l’achat. L’économie de marché est cruelle pour les petits. Elle sera même mortelle pour la plupart d’entre eux, qu’ils plantent le coton, le café, le cacao ou tout autre produit dit «de rente», car les grands groupes de l’agroalimentaire (et Monsanto) n’ont que faire de ces dizaines de milliers de cultivateurs accrochés à des parcelles trop petites et peu productives. Bientôt chassés de leurs terres pour cause d’inutilité, la plupart des petits paysans africains renforceront prochainement les mouvements de protestation.
Grogne interactive
Le tableau ne serait pas complet –et serait trop partial– si l’on oubliait une catégorie sociale que l’on a pu facilement identifier lors des mouvements de révolte parce que les manifestants sont allés brûler leurs maisons: les dignitaires du régime en place. Eux aussi semblent vivre sur une mauvaise perception des réalités, et ils ont entassé des richesses indécentes au vu et au su des plus démunis. Inévitablement, ils ont été montrés du doigt («indexés» dit-on en Afrique) et finalement victimes de la vindicte populaire, dès lors que les corps habillés n’assuraient plus la protection des personnes et des biens. Tout cela est interactif.
C’est un peu comme si un grand corps malade n’était plus contrôlé. Dans ce cas, il faut aller voir du côté de la tête, et l’on se perd dans les méandres d’un cerveau qui n’est plus irrigué par la conscience des engagements pris. Il s’agit, une fois de plus, de malentendus qui portent, ici, sur le rôle et le poids de l’opposition, sur le nombre de mandats présidentiels, sur la bonne gouvernance, sur la responsabilité individuelle et collective, sur l’usage abusif et incantatoire du mot «démocratie», sur la morale… Face à une telle confusion mentale, il n’y a qu’un remède: opérer, et peut-être même trépaner.
Somme toute, la maladie du Faso est banale. Elle finira par gagner un certain nombre d’autres pays car elle est inévitable, comme les maladies infantiles. A moins que ce ne soit qu’une crise de croissance.
Christian Bouquet
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