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Assassiner le colonel Kadhafi serait une grave erreur
Les frappes aériennes de l'Otan à Tripoli se rapprochent de plus en plus du dictateur libyen. Mais toute tentative d'attenter à sa vie est à proscrire car les assassinats ciblés posent plus de problèmes qu'ils n'en résolvent.
Quand mon radio-réveil s’est mis en route ce matin-là [le 25 avril 2011], la première information que j’ai entendue évoquait une attaque aérienne de l’OTAN contre la propriété du dirigeant libyen Mouammar Kadhafi, près de Tripoli. Même si les responsables de l’OTAN ont nié avoir tenté de le tuer, il est difficile de croire qu'ils n’espéraient pas un heureux coup du sort [Un des fils du colonel Kadhafi, Seïf al-Arab, aurait été tué dans la nuit du 30 avril à la suite d'un bombardement de l'OTAN].
Le sénateur américain Lindsay Graham a déclaré à CNN qu’il était temps de «décapiter le serpent, d’aller à Tripoli, de commencer à bombarder le cercle intime de Kadhafi, ses repaires, ses QG militaires.» Dans la même veine, le sénateur Joe Lieberman a appelé à «chasser directement Kadhafi» en déclarant: «Je ne peux pas imaginer un meilleur moyen de protéger la population civile libyenne que de provoquer son départ.»
Dans une situation comme celle-là, il est naturellement très tentant de penser que l’on peut résoudre le problème en supprimant le méchant tout en haut de l’échelle. À la place d’une guerre civile prolongée qui tue de nombreux combattants et cause de gros dégâts matériels, pourquoi ne pas simplement se débarrasser de l’individu que vous estimez être à l’origine du problème, et peut-être de quelques-uns de ses plus proches collaborateurs par la même occasion?
L'assassinat comme outil de politique étrangère
Pour prendre l’exemple le plus évident: sachant ce que l’on sait aujourd’hui, n’aurait-il pas mieux valu se débarrasser d’Adolf Hitler dans les années 1930? Et si l’on suit la même logique, une frappe chirurgicale sur Kadhafi et son cercle d’intimes ne serait-elle pas préférable à une guerre civile à rallonge?
Mais avant que vous ne concluiez qu’un assassinat ciblé est la bonne solution, je vous suggère la lecture de l’article de Ward Thomas, publié en 2000 dans International Security, intitulé «Norms and Security: The Case of International Assassination» [Normes et sécurité internationales: Le cas de l'assassinat politique]. Thomas retrace l’évolution des attitudes, des normes et des pratiques internationales de l’assassinat politique, et montre qu’elles ont changé de façon significative au fil des années. Il explique que l’assassinat était un outil de politique étrangère assez répandu il y a quelques siècles, mais peu à peu s'est imposé le rejet du meurtre de dirigeants étrangers, même en temps de guerre. Ce glissement s’est produit, d'une part, parce que les grandes puissances préféraient circonscrire le conflit armé au champ de bataille (où elles avaient l’avantage sur les États plus faibles), et d'autre part, parce cela contribuait à défendre l’idée que la guerre était conduite par des Etats et non par des individus. Ainsi la norme contribua à renforcer la légitimité politique de l’Etat, et finit par acquérir une telle emprise que même les Etats extrêmement antagonistes n’essayaient pas sérieusement de tuer leurs dirigeants respectifs.
Thomas avance aussi que cette norme semble se déliter, et ce pour trois raisons distinctes. Tout d’abord, à mesure que les guerres se faisaient de plus en plus destructrices, les États ont commencé à rechercher des alternatives moins onéreuses. Deuxièmement, des groupes terroristes ont systématiquement recours à l’assassinat contre les Etats auxquels ils s’opposent, et les Etats répondent par le meurtre ciblé de chefs terroristes présumés. Troisièmement, et c’est peut-être le point le plus intéressant, dans un environnement post-Nuremberg, les dirigeants nationaux sont de plus en plus considérés comme individuellement et moralement responsables des actions entreprises sous leurs ordres. La création d’une Cour pénale internationale est un autre signe du déplacement du contexte moral et légal dans lequel la raison d’Etat ne soustrait plus les dirigeants à leur responsabilité (quand ils perdent, bien évidemment). De ce point de vue, il devient plus facile de les considérer comme des cibles légitimes en temps de guerre.
Une tactique qui se retournera contre nous
Naturellement, cela fait un moment que les Etats-Unis (et certains autres pays) sont sur cette pente glissante, vu la façon dont nous nous appuyons sur les meurtres ciblés en Afghanistan, au Pakistan et au Yémen. Cette pratique est dérangeante à trois titres au moins. Tout d’abord, étant donnée la nature imparfaite des renseignements et l’inévitable «brouillard de guerre», les meurtres ciblés tuent inévitablement des innocents en même temps que les présumés coupables. Deuxième point, qui découle du premier, tuer des passants innocents est susceptible de créer davantage d’adversaires que d’en éliminer, sapant par conséquent l’objectif stratégique même du programme.
Troisièmement, et c’est sans doute le point le plus important, chasser des dirigeants étrangers —aussi odieux soient-ils— légitimera une tactique qui finira par se retourner contre nous. Si les pays les plus puissants du monde tuent à leur guise tous les dirigeants étrangers qui leur déplaisent, qu’est-ce qui va empêcher ces mêmes dirigeants (vraisemblablement malfaisants) de nous rendre la monnaie de notre pièce?
L’assassinat ciblé de despotes étrangers peut apparaître comme une méthode bon marché et efficace de résoudre les problèmes actuels, mais vivre dans un monde où nos adversaires étrangers estiment qu’attaquer les dirigeants américains (y compris le président et ses proches collaborateurs) est une méthode parfaitement légitime d’aborder les problèmes ne va pas beaucoup nous plaire. Et notez en passant que légitimer les assassinats ciblés tend à niveler le terrain de jeux international: nul besoin d’être un Etat puissant ou riche pour mettre en place quelques commandos de tueurs et nuire gravement à ses ennemis.
Par conséquent, quand bien même cette tentative de «décapitation» réussirait à court terme, ses conséquences à long terme pourraient s’avérer bien moins profitables que prévu.
Stephen M. Walt
Traduit par Bérengère Viennot
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