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Les islamistes à l’épreuve du printemps arabe et des urnes : une perspective critique
Par Haoues Seniguer
À cet égard, il est possible d'avancer l'hypothèse selon laquelle le Palais a besoin de ces islamistes et les islamistes ont besoin du roi pour crédibiliser leur propre action et renouveler concurremment celle du roi ; en déplaçant le curseur de la critique vers un entourage ou des agents d'autorité réputés profiter de leur proximité avec les centres du pouvoir décisionnel. Visant à devenir, dans les mois et les années qui viennent, un acteur collectif populaire et incontournable de la vie politique marocaine en endossant le rôle d'interlocuteur privilégié du roi et son représentant auprès de segments de la société sensibles au sort de leurs voisins arabes, le PJD a fait le choix, en conséquence, par la voix de ses dirigeants, de rester en dehors du mouvement protestataire national. Et ce, pour ne pas se priver de l'offre de service formulée, à mots à peine couverts, au roi : « Le roi finira par nous aimer » a déclaré à plusieurs reprises Benkirane dans les médias marocains et étrangers ces derniers mois et années.
À ce titre, ce dernier explique, avec des relents de psychologisme, lors des meetings de son parti, que « le roi aime le Maroc (qu') il veut du bien aux Marocains » l'épargnant de sa critique en n'abordant absolument jamais son statut de décideur politique et d'entrepreneur économique juridiquement irresponsable. Les islamistes du PJD craignirent in fine, avec l'irruption du 20F, une grande partie des islamistes de Justice et Bienfaisance, des non-affiliés, etc., de perdre les bénéfices durement acquis d'une stratégie combinant « fonction tribunicienne » (Leveau, 1994, p. 57-65) et discours légitimiste. Aussi, les manifestations de rue du 20 février initiées par un mouvement hétéroclite qui allait, à partir de ce moment là, en revêtir le titre éponyme (Mouvement du 20 Février), ont révélé - outre l'immense fragilité du discours culturaliste sur « la spécificité marocaine » partagée par une majorité de l'élite politique à commencer par les islamistes légalistes eux-mêmes, à l'adresse surtout des partenaires étrangers (France et États-Unis) -, non seulement le tropisme monarchiste du PJD mais également ses contradictions internes. Auxquels s'ajoutent les limites de son discours sur la lutte contre les interventions intempestives du ministère de l'Intérieur dans le champ politique, la corruption et ceux qui la promeuvent dans le royaume. Dès le 19 février 2011, le PJD, par la voix de son secrétariat général, se fend d'un communiqué qui annonce son intention de ne pas prendre part aux mobilisations de rue :
« Le PJD annonce sa non participation à la manifestation du 20 février [...] au terme de quatre heures de vaste discussion [...] dans le cadre de l'observance des intérêts supérieurs du pays et sa stabilité en vertu du respect des références du parti et les règles de son fonctionnement et cela au travers d'un vote secret où 9 membres ont voté contre la participation, trois se sont abstenus et aucun n'a voté pour la participation [...] Par conséquent, toute participation d'un membre du parti [...] ne saurait être qu'une participation individuelle et de sa responsabilité. Et celle-ci ne représenterait aucunement le parti de quelque façon que ce soit (traduit par l'auteur) ».
Pourtant, quelques membres du secrétariat général au premier rang desquels Moustafa Ramid (actuel ministre de la Justice), lequel déclara spontanément son désaccord avec la direction, en cautionnant la marche du 20 février, choisirent alors, avec d'autres, de démissionner avant de revenir un peu plus tard sur leur décision :
« La marche de dimanche était hautement civilisée et pacifique et notre parti n'aurait pas dû appeler à ne pas y participer. Je démissionne pour protester contre cette décision [...] La position de notre parti n'était donc pas en phase avec les aspirations de notre jeunesse et des Marocains dans leur ensemble (Déclaration de l'intéressé à l'AFP le 22 février 2011) ».
Comme dans le cas égyptien, la jeunesse du parti (Jeunesse Justice et Développement) était plutôt favorable au 20F que certains de ses membres ont rallié dans la rue en élevant des slogans areligieux. Ce qui participe aussi, pour les instances du parti, d'un désir de conserver un lien, fût-il mince, avec le mouvement contestataire au cas où celui-ci viendrait à sortir victorieux de son rapport de forces avec le régime et ne pas être perçu, le cas échéant, comme hostile aux réformes et au changement.
Le mouvement du 20F dont la revendication principale est un roi qui règne mais ne gouverne pas, à la manière des monarques espagnol et britannique, n'a donc pas été officiellement soutenu par le PJD. Pis, cette position a été vivement critiquée parce que, semble-t-il, mettait-elle à mal les fondements du pouvoir royal avec lesquels les islamistes sont en phase et que ces derniers soutiennent, sans discontinuer, depuis le milieu des années 1980 et surtout depuis leur intégration institutionnelle en 1997-1998 :
« Nous n'avons pas soutenu le Mouvement du 20 février, car nous avons senti que la monarchie était en danger. Après la fuite de Ben Ali le 14 janvier, la chute de Moubarak le 11 février, si nous étions descendus dans la rue ce 20 février, peut-être qu'on n'aurait plus de monarchie aujourd'hui. Nous avons donc décidé de ne pas manifester. J'ai été l'un des rares leaders politiques qui ont dit qu'il faut du changement mais sans mettre la monarchie en péril non plus (Abdelillah Benkirane pour Tel quel, n° 493) ».
Dans le même entretien, le leader du PJD est on ne peut plus explicite sur cette relation d'allégeance au roi où il confirme, d'une certaine manière, que les membres de son parti sont des néo-défenseurs du Trône qui font de la monarchie, avec tous ses attributs (roi, Commandeur des croyants qui règne et gouverne) l'identité historique et constitutive du Maroc qui ne saurait, en l'espèce, être modifiée en quoi que ce soit :
« Je suis un monarchiste convaincu. Et pour cause, avec la monarchie nous sommes le Maroc que l'on connaît aujourd'hui, sans la monarchie je ne sais pas ce qu'on deviendra : un pays, plusieurs pays, la guerre civile, la pagaille, je n'en sais rien... » (Idem)
Source : Revue L’Année du Maghreb