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Gare de trains pour Djibouti, Addis Abeba, août 2009 by Alan Myers via Flickr
Gare de trains pour Djibouti, Addis Abeba, août 2009 by Alan Myers via Flickr

Terminus pour le chemin de fer djibouto-éthiopien

La mise en concession de la ligne ferroviaire reliant Djibouti à l’Éthiopie est un échec. Tout semblait indiquer pourtant que cette réhabilitation était possible.

Créée en 1981, la Compagnie du chemin de fer djibouto-éthiopien (CDE) est un établissement public à caractère industriel et commercial détenu à parts égales par les gouvernements djiboutien et éthiopien.

À sa création, les attentes sont fortes: la compagnie doit jouer un rôle important dans le développement économique et social des deux pays.

Mais, du fait du faible armement de sa voierie et d’un entretien insuffisant de ses infrastructures, elle se trouve en 2000 dans une situation très difficile.

La vitesse de circulation des trains est réduite, les déraillements sont fréquents et les clients du fret se plaignent des tarifs élevés: 55 dollars la tonne en 2004 (38,45 euros), contre moins de 30 dollars pour la route selon Infrastructure Consortium for Africa (ICA, 2007).

Les principaux clients du fret l’ont progressivement délaissé au profit de la route, encombrée et peu sûre mais remise en état dès 1998.

Là où les camions peuvent effectuer le trajet entre Djibouti et Addis-Abeba en trois jours, un convoi de la CDE aura besoin d’une dizaine de jours.

Le trafic de marchandises baisse donc fortement, ce qui provoque une contraction du chiffre d’affaires de la compagnie.

En 2002, la situation est telle que la CDE fait appel à l’Agence française de développement (AFD) et à la Commission européenne —ses partenaires traditionnels.

Ces derniers font de la mise en concession de la CDE la condition du prolongement de leur aide; les deux institutions recommandent cette option depuis 1990. La doctrine de l’aide publique française a en effet évolué à cette époque, et interdit désormais l’octroi de prêts souverains concessionnels dans les pays les moins avancés. L’AFD ne peut donc appuyer la CDE qu’avec un prêt non souverain —qui serait rendu possible par l’arrivée d’un partenaire privé bancable.

Un contexte politique favorable

Le conflit entre l’Éthiopie et l’Érythrée qui éclate en 1998 contribue à donner du sens à ce projet. Il provoque le transfert intégral du trafic de marchandises à destination de l’Éthiopie vers le Port autonome international de Djibouti (Paid). Face à cet afflux, les deux États prennent alors conscience de la nécessité de réhabiliter la CDE —par le biais d’une mise en concession qui lui permettrait de jouer un rôle essentiel dans le transport du fret entre Djibouti et l’Éthiopie.

Pour Djibouti, la remise en état de la CDE revêt une importance particulière. Elle transformerait le pays en une plateforme de transport multimodal, lui conférant un avantage comparatif majeur vis-à-vis des autres ports régionaux. Cela lui offrirait la possibilité de conserver durablement le quasi monopole qu’elle détient sur le trafic éthiopien, véritable moteur pour son économie.

En outre, une réhabilitation lui permettrait de se faire une place sur le marché du fret, essentiellement détenu par des transporteurs routiers éthiopiens, bien plus compétitifs.

Pour l’État éthiopien, la réhabilitation de la CDE est vitale car, depuis 1998 le rail constitue avec la route le seul couloir de désenclavement du pays. La mise en concession de la CDE lui permettrait par ailleurs de disposer d’un mode de transport moins coûteux que la route et de remédier à l’insuffisance de ses capacités de transports. Les autorités djiboutiennes et éthiopiennes décident donc au début des années 2000 de mettre la CDE en concession.

Des perspectives économiques attrayantes

Depuis cette époque, d’autres arguments ont joué en faveur d’une réhabilitation de la CDE. D’une façon générale, cela permettrait de réaliser d’importantes économies. Le coût de transport par camion est de 42,80 dollars la tonne tandis qu’il pourrait être compris entre 15,30 et 35,60 dollars pour le rail si 68,60 millions de dollars y étaient investis.

En 2001, la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement (CNUCED, 2003) estimait qu’en Afrique subsaharienne, les coûts de transports représentaient en moyenne 13,84% de la valeur des importations et même 20,69% pour des pays enclavés comme l’Éthiopie. La baisse des coûts de transports aurait donc aussi pour effet de réduire les prix des biens importés par les deux pays et d’accroitre ainsi la compétitivité de leurs exportations.

Des économies importantes pourraient aussi être réalisées sur les travaux d’entretien et de réhabilitation du corridor routier. Le basculement du trafic éthiopien sur Djibouti a beaucoup dégradé la route: 100.000 poids lourds l’empruntent chaque année, alors qu’un camion de 30 tonnes dégrade la chaussée autant que 240.000 voitures (Cabanius, 2003). Cela implique des investissements importants: en 2003, il a fallu 18 millions d’euros pour réhabiliter 100 kilomètres du coté djiboutien. Or, la route demande une réhabilitation complète tous les sept à dix ans, contre 15 à 20 ans en moyenne pour les voies ferrées (Pozzo di Borgo, 2011).

La réhabilitation de la CDE pourrait également réduire le volume des importations de pétrole des transporteurs routiers et les émissions de dioxyde de carbone. La consommation énergétique du rail et son empreinte carbone peuvent être respectivement 75% et 85% plus faible que celles de la route.

Enfin, la reprise de l’activité du CDE favoriserait la croissance économique et la réduction de la pauvreté en permettant aux provinces qu’il traverse d’évoluer vers une économie d’échange grâce à un meilleur accès au marché. 

Le rôle des États dans l’échec de la mise en concession

Pourtant, la mise en concession n’est toujours pas effective en 2011. Pour les deux États le manque à gagner est important en raison des économies qui auraient pu être réalisées. En outre, l’activité portuaire djiboutienne est freinée par l’insuffisance de moyens de transports, ce qui provoque le stationnement prolongé de marchandises éthiopiennes. Cette immobilisation représente pour l’Éthiopie, selon le Paid, un coût annuel estimé de 35 millions de dollars.

L’échec de la mise en concession de la CDE est donc paradoxal. Le projet réunissait toutes les conditions nécessaires: l’appui des bailleurs de fonds et la volonté des deux États. Surtout, le marché du fret entre Djibouti et l’Éthiopie (4,5 millions de tonnes en 2006) était suffisant pour que la réhabilitation se justifie: il suffisait de capter 20% de ce marché, contre 5,5% en 2004, pour que l’exploitation soit rentable et permette la réalisation d’investissements.

Pour comprendre les raisons qui ont causé l’échec du projet, il faut revenir sur le rôle des deux États ainsi que sur celui des candidats à la concession.

Suite à un appel d’offres, le groupement Comazar est désigné en 2004 adjudicataire provisoire du contrat de concession. Mais les négociations avec les deux États n’aboutissent pas; Comazar perd le marché en 2007. Les deux gouvernements entrent alors en contact avec le Koweitien Al Ghanim & Sons. De nouveau, les négociations échouent.

Les autorités concédantes ont leur part de responsabilité dans ces échecs successifs. Elles ne se sont jamais complètement conformées aux conditions préalables à la signature du contrat réclamées par les candidats. Par exemple, à Djibouti, la bretelle ferroviaire vers Doraleh conditionnant la rentabilité du chemin de fer n’est toujours pas réalisée. En Éthiopie, la réhabilitation de 114 kilomètres de voie financée par la Commission européenne en 2006 accumule les retards.

Le caractère binational de la CDE a compliqué le respect des conditions préalables, tout comme le processus de négociation. Malgré des intérêts communs, les deux États et les directions djiboutienne et éthiopienne de la compagnie n’ont pas suffisamment coopéré.

Des désaccords sont même apparus dès le premier appel d’offres: le rendu tardif de l’offre de Comazar, appuyé par Djibouti, a alors fourni l’occasion à l’Éthiopie d’exiger son retrait. En 2007 à nouveau, l’Éthiopie n’a pas été très flexible ni très patiente lorsque les négociations avec Al Ghanim se compliquaient.

D’une façon générale, la volonté politique de l’Éthiopie en faveur de la réhabilitation de la CDE est peut-être moins affirmée qu’on pourrait le penser. En effet, deux entreprises publiques éthiopiennes ont des situations de monopole dans le transit et dans le transport maritime; le marché du transport routier est détenu par trois sociétés éthiopiennes très influentes. Aucune de ces sociétés n’a intérêt à ce que la CDE soit réhabilitée.

Des repreneurs un peu trop opportunistes

Les candidats à la reprise de la CDE portent aussi une part de responsabilité dans l’échec de la mise en concession.

Malgré sa préférence pour une concession partielle, le consortium Comazar s’est finalement engagé à supporter les investissements d’entretien et d’exploitation du matériel roulant, mais aussi à investir dans les infrastructures fixes. Avec un investissement total annoncé de 100 millions de dollars, il visait un trafic de 777.000 tonnes en année 1 et un chiffre d’affaires de 50 millions de dollars en année 5.

Ces objectifs étaient très ambitieux; cela revenait à inscrire la CDE dans le peloton de tête des chemins de fer subsahariens les plus actifs et les plus rentables. Pour les experts, l’offre était opportuniste et ne tenait pas compte des délais relatifs aux travaux de réhabilitation de la voie et du matériel roulant. Surtout, Comazar a manqué de coordination et n’a jamais réuni suffisamment de fonds propres pour être crédible auprès des prêteurs et des États.

L’offre d’Al Ghanim était encore plus opportuniste, avec une prévision de trafic annuel de 5,8 millions de tonnes en 2012. Cela impliquait qu’en quatre ans, la CDE ait pu capter la totalité du trafic terrestre.

En outre, les investissements du concessionnaire —200 millions de dollars— étaient, pour les bailleurs de fond, économiquement irréalistes au regard du trafic annuel et du potentiel de revenus limité. Le plan prévisionnel d’investissement public de 250 millions de dollars, imprécis et incomplet, ne permettait que la réhabilitation de la voierie. Des divergences entre les différentes parties ont fini par avoir raison des négociations.

Le rôle des bailleurs de fonds et l’avenir du secteur ferroviaire

Au-delà des obstacles politiques —qui ont joué un rôle prédominant dans l’échec des négociations—, l’aide des bailleurs de fonds aurait-elle pu être allouée autrement pour accroitre la faisabilité du projet de concession?

Si la trop forte conditionnalité de l’aide française, qui a empêché l’AFD d’attribuer un prêt souverain garanti par l’État, a, d’une certaine façon, compliqué la mise en concession de la CDE, l’aide européenne s’est en revanche avérée trop peu contraignante.

En effet, le don de la Commission européenne n’a pas été assorti de conditions suspensives adaptées.

Plutôt que de conditionner le versement de la totalité du don à la simple signature d’un «accord de mise en concession», n’offrant aucune garantie, la Commission aurait pu le débourser en deux tranches et lier la seconde à la signature effective du contrat de concession. En outre, la supervision des travaux financés par le don européen n’a pas été satisfaisante: en 2009, seuls cinq kilomètres de voie avaient été réhabilités.

Enfin, le rôle joué simultanément par la Commission européenne dans les secteurs ferroviaire et routier semble ne pas avoir été pertinent. Celle-ci a en effet accordé simultanément un soutien au développement des corridors routier et ferroviaire: en 2007, 25% du montant du 9e fonds européen de développement destiné à Djibouti a été accordé au secteur routier (Union européenne et République de Djibouti, 2007).

En rendant le corridor routier régional opérationnel, la Commission a permis aux deux États de repousser à plus tard la réhabilitation de la CDE, moins indispensable à court terme.

A posteriori, si l’intervention dans le corridor routier avait été décalée dans le temps, l’urgence de la réhabilitation du corridor ferroviaire aurait été préservée.

Une autre solution aurait été de conditionner l’aide financière dans le corridor routier à des avancées significatives concernant la mise en concession de la CDE (réforme douanière, travaux de réhabilitation, etc.).

Un projet pris dans un cercle vicieux

Les travaux qu’exige la mise en concession enregistrent des retards de plus en plus importants. Leur financement pose problème aux autorités concédantes qui n’ont ni les fonds pour les financer, ni les appuis suffisants des bailleurs de fonds. Si l’AFD et la Commission européenne conditionnent leur aide à la mise en concession de la compagnie, les candidats, de leur coté, conditionnent la signature du contrat à la réalisation de travaux qui requièrent un financement extérieur.

Un cercle vicieux semble définitivement compromettre le projet.

Les deux États ont d’ailleurs progressivement abandonné la CDE, qui a de fait cessé ses activités en 2011. Ils ont lancé des négociations avec des partenaires chinois et indiens, pour la construction d’une nouvelle ligne électrifiée. Pour les experts occidentaux, ce projet est irréaliste étant donné les investissements nécessaires en infrastructures et le trafic minimal requis (entre 5 et 10 millions de tonnes) pour assurer la rentabilité d’une telle ligne.

Cependant, le succès de la modernisation du secteur portuaire à Djibouti, réalisée grâce à l’aide de Dubaï, conduit aujourd’hui le gouvernement à penser qu’une telle situation serait transposable au secteur ferroviaire.

Arthur Foch

Cet article a été publié initialement dans la revue Secteur privé & développement.

Arthur Foch

Arthur Foch est doctorant en Économie du développement au Centre d’Économie de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne où il étudie les politiques de privatisation des infrastructures en Afrique subsaharienne. Après avoir été enseignant à l’Institut d’études politiques de Paris et à l’université Paris 1 pendant plus de quatre ans, il a rejoint Proparco en 2009 en tant que consultant. Depuis 2011, il est Trade and Policy Analyst à l’OCDE où il contribue à la rédaction du rapport annuel Aid for Trade at a Glance.

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