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Moubarak, nouveau bouc émissaire du monde arabe
L'ancien chef d'Etat égyptien doit comparaître devant un tribunal du Caire : il est aujourd'hui accusé de tous les maux du monde arabe.
«Je veux le voir debout les mains derrière le dos, face au juge et sous les caméras du monde entier», conclut H’med, un chauffeur de taxi algérois croisé aux portes de l’aéroport d’Alger cette semaine. C'est du président Moubarak qu'il s'agit, et le spectacle est attendu par des millions, dans un monde arabe habitué à voir les opposants jugés et condamnés, gavé de faux procès politiques, peu confiant en son système judiciaire, et qui ne croit à l’aboutissement d’une révolution que par la pendaison de l’inculpé majeur de ses drames.
Le procès du raïs égyptien et sa mise sous mandat de dépôt ainsi que celle de ces deux fils, tout comme la longue liste des chefs d’inculpation retenus contre l'ex-chef d'Etat tunisien Ben Ali, sont aujourd’hui les événements les plus commentés dans la rue. Bien plus que ce qui se passe en Libye, tombée dans la routine de l’«irakisation». Les réformes promises par les survivants à la tempête en Algérie, en Syrie ou ailleurs sont relues à la lumière de cette menace, et le procès de Moubarak signe, en quelques sorte, l’an zéro d'une nouvelle époque.
Le diable Moubarak, responsable de tous les maux
La chute du Pharaon, l’emprisonnement de ses fils et ses périples entre procureur et lit d’hôpital font les unes des journaux arabophones algériens —et pour cause: il ne s’agit pas seulement du feuilleton des révolutions arabes mais aussi d’une sorte d’allégresse quasi religieuse au spectacle de la chute d’un ennemi de Dieu.
Moubarak, plus que Ben Ali que l'on plaignait volontiers pour la faiblesse dont il faisait preuve devant sa femme et le clan Trabelsi, incarnait le diable favori des islamistes et des nationalistes. Une synthèse entre l’impie et l’impur. Le serviteur zélé des intérêts israéliens; le bourreau des Palestiniens de Gaza qu’il a enfermés derrière un mur d’acier, l’enfant aîné des accords de Camp David; l’ennemi tortionnaire des Frères Musulmans. Le dictateur qui a «le plus fait de mal aux Arabes», selon H’med. Moubarak est déjà jugé responsable de la nekba, la défaite de 1973, la guerre contre Gaza, la colonisation de l’Irak et la débandade de la diplomatie internationale des pays arabes.
Sa chute avait provoqué la stupeur car elle ne répondait pas aux lois du fatalisme panarabe. «Il était soutenu par eux, et maintenant il se retrouve seul», explique notre chauffeur, tenté comme toute la rue arabe par les grandes envolées toutes faites des analystes géostratégiques. «Eux», se sont les Occidentaux —les autres dans ce camp-ci de la croisade.
Le Jugement dernier du Pharaon
«Dieu l’a dit: celui qui vit par la force mourra par l’humiliation.»
Une autre loi de compensation qui traduit l'atmosphère actuelle où se mêlent ressentiment et colère contre les régimes. Le raïs tombe et se fait humilier dans le cadre d’une punition divine qui laisse loin derrière elle le sens des acquis révolutionnaires. «Il avait torturé un grand savant de l’islam qui avait adressé une ancienne prière à Dieu», nous jure un autre Algérien, interrogé sur ce qu’il pensait du destin de cet homme désormais malade et passible de la peine de mort.
La comparution de Moubarak, prévue dès le 19 avril devant un tribunal du Caire est donc, pour des millions de gens, une sorte de Jugement dernier. Déjà, les Algériens ne lui pardonnent ni les défaites de Nasser (président de la république d'Egypte de 1956 à 1970) qu'on lui reproche désormais, ni la grande affaire du match barrage entre l’équipe nationale de football algérienne et celle égyptienne au Soudan, dite épopée d'Oum Dourmane en 2009 et qui a inauguré une vraie guerre froide entre les deux pays.
«Il est le premier qui va payer mais il y’en aura d’autres», nous dira le chauffeur de taxi.
Pas de pitié pour Hosni
Et Saddam? «C’est différent». Fait curieux en effet, la mort de Saddam le 30 décembre 2006 ne sera, pour beaucoup, perçue ni jugée comme sa vie a pu l'être. Pendu par des envahisseurs américains la veille d’un jour sacré, celui de la fête du sacrifice, le dictateur a eu droit à une hésitation. Il sera un peu martyr, un peu coupable, un peu héros, un peu dictateur. La scène de son exécution provoquera un «dilemme» émotionnel: pendu par des Kurdes, mort avec dignité et courage, exécuté un jour de sacrifice, filmé avec haine par le propriétaire d’un téléphone portable...
Le dictateur de Bagdad a laissé l’opinion partagée sur son sort dans l'au-delà. Pour les islamistes, il est un ennemi; pour les nationalistes un héros; pour la fameuse «rue arabe» un martyr; pour la pédagogie religieuse l’exemple de la vanité du pouvoir et le signe que les richesses d’ici-bas, entre palais somptueux et robinets en or massif, sont une illusion.
Sauf que depuis, les choses ont changé. Moubarak risque la mort malgré les Américains, il est jugé par les siens, l’effet domino du printemps arabe est une production locale et pas une idée des néoconservateurs outre-Atlantique, le juge n’est pas un salarié de la zone verte, et le raïs un «ami d’Israël et un ennemi de Dieu», qui représente tous les autres régimes arabes par sa mort —comme il a voulu le faire de son vivant.
Le Caire reste la capitale du monde arabe, et le tribunal qui va juger Moubarak est déjà, par son implication émotionnelle, une sorte de tribunal panarabe. En Algérie, les images du raïs et de ses fils assurent des ventes record pour la presse arabophone. Dans les cafés algériens, on le pend chaque jour, alors que Saddam, lui, ne l’a été qu’une seule fois.
Kamel Daoud