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Nigeria: Yes, they can!
Avides de changement, les électeurs nigérians, jeunes en premier, s'emparent de la technologie pour exprimer leurs idées et garantir le bon déroulement du scrutin présidentiel.
LAGOS, Nigeria — La série de scrutins électoraux de ce mois d'avril 2011 est l'occasion pour les Nigérians d'exercer un droit démocratique dont les récents événements en Afrique, de l'Égypte à la Libye et à la Côte d'Ivoire, ont révélé toute l'importance. Mais pour nombre de citoyens de ce pays le plus peuplé d'Afrique, la démocratie n'est pas vraiment la priorité.
Les routes non entretenues alimentent les embouteillages et entravent le commerce, tandis que dans les villes, ces problèmes de circulation sont bons pour les affaires des jeunes vendeurs à la sauvette. De fréquentes coupures de courant obscurcissent les foyers, les usines et les magasins, mais ceux qui en ont les moyens s'achètent un générateur. Pour les Nigérians pauvres, le clan familial élargi et le réseau religieux sont des filets de sécurité plus fiables que le pouvoir législatif, qui n'a voté que dix lois matérielles depuis 2007.
Bref, le Nigeria possède le charme certain du «bricolage». À titre de comparaison, si les États-Unis se sont récemment lancés dans un débat angoissé sur une hypothétique vacance de l'exécutif, au Nigeria, le dernier président élu a disparu des radars entre novembre 2009 et février 2010... puis il est mort .
Farce électorale
Non que le pays ne s'en soit pas indigné. Mais le Nigeria que je connais préfère compter sur lui-même que manifester à la tunisienne —et on le pardonnerait de snober les élections de cette année. Le président sortant, Goodluck Jonathan, du Parti démocratique du peuple (le PDP, au pouvoir), et à qui est revenu le siège suprême à la mort du président susmentionné, Umaru Yar'Adua, obtiendra très vraisemblablement par les urnes, samedi 16 avril, le mandat présidentiel. (Le PDP n'a jamais perdu une élection depuis la fin de la junte militaire, en 1999.) Et puis, il fait chaud, dehors.
Pourtant, la plupart des Nigérians que j'ai interrogés sont décidés à prouver que le Nigeria peut bel et bien pratiquer la démocratie, surtout après les «élections» de 2007, entachées par des vols d'urnes et autres irrégularités, hautement critiquées par les observateurs internationaux. Ainsi, 67 millions de citoyens se sont inscrits sur les listes électorales pour l'élection présidentielle —soit 88% de la population en droit de voter! Cette étonnante augmentation est essentiellement le fait de la tranche la plus jeune de l'électorat, les 18-30 ans, peut-être les plus exaspérés par le fatalisme et les dysfonctionnements du passé.
«La population a eu le sentiment que le gouvernement profitait de son silence», analyse Nosarieme Garrick, qui dirige l'association pour la jeunesse nigériane Vote or Quench. «À présent, les gens assument leur responsabilité civique.»
«On en a assez, de la situation dans le pays», déclare Tony Bassey, 25 ans, qui aide à surveiller un bureau de vote à Lagos dans le cadre du Nigeria's National Youth Corps [sorte de service civil, ndt]. «Il y a quatre ans, je ne m'intéressais pas du tout à ça (…) mais ce n'est pas en répétant [que la politique, c'est] sale qu'on va faire le ménage.»
Un potentiel inexploité
Dans ce pays qui affiche la quatrième croissance la plus forte du monde , le contraste entre potentiel et performance est saisissant. Grand exportateur de pétrole, le Nigeria doit néanmoins en importer pour cause d'infrastructures défaillantes; à travers des opérations militaires de la Sierra Leone au Soudan, les forces de l'ordre nigérianes prêtent leur expertise dans tout le continent africain, sans réussir, dans le pays, à venir à bout de dangereuses tensions régionales cristallisées autour du pétrole et de la religion. En visite à Lagos en mars dernier, Bill Clinton a remarqué:
«Il n'y a aucune raison pour qu'un pays si riche en ressources et en potentiel soit dans la pauvreté.»
Les nouvelles technologies au service du civisme
Depuis 2007, le secteur privé nigérian est la locomotive de l'économie ouest-africaine. Le PIB croît à des taux bien supérieurs que dans l'Occident fragilisé par la crise, et le gouvernement a émis 500 millions de dollars (346,5 millions d'euros) d'obligations internationales afin de financer ses investissements en infrastructures. Toutefois, le changement le plus radical est peut-être la façon dont les nouvelles technologies ont modifié la culture civique. Alors que les entreprises de télécommunications se partagent un marché de 150 millions de personnes, l'usage du Web, du courrier électronique et du téléphone portable est parmi les plus élevés du continent.
Lors du scrutin législatif du 9 avril 2011, qui s'est déroulé dans une relative sérénité (après un report décidé par une commission électorale vertement critiquée), ces nouveaux moyens de communication se sont révélés très pratiques. J'ai ainsi vu des dizaines d'électeurs se muer en observateurs officieux, prendre des photos avec leur téléphone, prévenir leurs amis de l'affluence dans les bureaux. Un journal local décrit:
«Les électeurs se sont échangé tweets, messages via Facebook ou Skype, SMS et photos pour s'indiquer les adresses des bureaux de vote, le nombre d'inscrits et de votants, et les suffrages obtenus par chaque parti.»
Douze heures après la fermeture des bureaux, une réjouissante vidéo de scrutateurs a même été postée sur YouTube. Si des crapules avaient essayé de dérober les urnes de ce bureau-ci, ils se seraient peut-être vus au journal télévisé du soir.
C'est un type d'engagement qu'on ne qualifiera pas d'héroïque —et vous n'êtes pas près de voir un Nigérian s'immoler par le feu—, mais cela constitue une indéniable évolution de l'esprit civique, souligne Garrick, dont l'association (totalement virtuelle) a organisé en mars dernier dans la capitale politique du pays, Abuja, un débat qui comprenait des questions soumises via les médias sociaux. Si les électeurs se soucient bien sûr de l'emploi, de l'éducation et de l'accès à l'électricité, «à l'ère du BlackBerry et de l'iPhone, il est facile de se connecter et de toucher beaucoup de monde», note Garrick. «Toutes les classes sociales n'ont pas accès à ces moyens de communication, mais on sait qu'on peut en étendre l'usage, et il faut bien commencer quelque part.»
Yes, they can
Véritable preuve de cette évolution: plusieurs candidats se sont inspirés de la campagne jeune et technologique du premier président américain d'origine africaine. Le site officiel du général Muhammadu Buhari , candidat du parti d'opposition Congress for Progressive Change (Congrès du changement pour le progrès), rappelle ainsi étrangement le site de campagne d'Obama en 2008. On y répond aux questions des internautes, on y retrace les déplacements du candidat, le tout dans une volonté de transparence qui étonne les observateurs nigérians de la vie politique.
«On nous a laissé carte blanche», explique Tope Omotunde, l'un des webdesigners. «On emprunte au génie là où on le trouve.»
Mallam Nuhu Ribadu, ancien membre de la commission anti-corruption et candidat de l'Action Congress of Nigeria (Congrès d'Action pour le Nigeria), est quant à lui très influencé par les conférences TED (Technology, Entertainment, Design), dont il fut d'ailleurs boursier. Sa campagne retrouve l'enthousiasme, et certains slogans, d'Obama aux États-Unis: «The Time is Now» (C'est maintenant ou jamais), lit-on ainsi dans l'un de ses courriers électroniques. «IT IS TIME TO STAND UP FOR NIGERIA!» (Il est temps de bouger pour le Nigeria!) Son équipe de campagne s'est également inspirée du démarchage enjoué de la jeunesse pour Obama en 2008:
«Les jeunes ont compris que ça ne servait à rien de rester chez soi à se tourner les pouces», commente la directrice de communication Deshola Komolafe, qui a quitté son poste pour la campagne. «J'avais un boulot très stable, mais je suis venue ici car j'y crois, et je sais que c'est le moment.»
Que ces candidats s'affirment ou non pour le changement n'est pas la question (Buhari, par exemple, a été président près de deux ans pendant la junte militaire qui a duré vingt ans, et il a été candidat à la présidence en 2003 et 2007). Ce qui compte ici, c'est la façon dont candidats et citoyens utilisent les réseaux informels qui sont au cœur de la société nigériane.
De son côté, l'ONG Reclaim Naija veille sur l'ensemble du processus électoral grâce au logiciel libre Ushahidi . Née au Kenya, cette plateforme de localisation a depuis servi pendant des crises majeures, comme à Gaza ou à Haïti. L'organisation sollicite les habitués des SMS et des tweets, ainsi que des contributeurs plus inattendus, comme les propriétaires de salon de coiffure et les chauffeurs de motos-taxis clandestins appelés okadas. Leur cri de ralliement en pidgin:
«Si vous voyez mago mago ou wuru wuru pendant l'inscription ou le vote, dites-le à Reclaim Naija!»
«C'est une stratégie marketing absolument géniale», s'exclame Linda Kamau, l'une des développeuses d'Ushahidi au Kenya, venue aider à sa mise en place au Nigeria. Les chauffeurs d'okada, qui transportent des dizaines de passagers par jour, sont un porte-voix idéal pour expliquer à qui envoyer un SMS si jamais l'urne d'un bureau de vote se sentait pousser des ailes. Kamau affirme que les irrégularités signalées via Reclaim Naija ont contribué à faire reporter le suffrage prévu le 2 avril dernier. «Si ça continue comme ça, la plateforme restera utilisée bien après les élections.»
Quand on traite du lien entre technologie et démocratie, il faut cependant toujours être prudent: il ne suffit pas de livrer Internet tel quel aux électeurs en croisant les doigts pour que tout aille pour le mieux. Reste que les sociétés civiles comme ReVoDa (qui a lancé une application smartphone du même nom), Sleeves Up ou Enough is Enough se multiplient et remettent de plus en plus en cause le copinage politique dans les hautes sphères nigérianes. Ces sociétés sont en même temps le fruit d'une colère qui gronde et des nouveaux outils qui permettent de l'exprimer.
Il semble que les effets, même mineurs, se fassent déjà sentir, sur la forme du discours si ce n'est sur le fond. Ainsi, quand le président sortant Jonathan a annoncé sa candidature sur Facebook, dans les 24 heures, 4.000 Nigérians l'avaient gratifié d'un «J'aime». Depuis un cybercafé, leur bureau ou leur téléphone portable, des citoyens ordinaires lui ont écrit pour lui dire leurs espoirs et leurs frustrations. Nwamaka Loveline , qui fait partie des 1,2 million de Nigérians recensés sur le site, a tout simplement souhaité bonne chance au candidat:
«Good luck, président, votre nom est un présage. On est avec vous. Soyez notre président en 2011.»
Dayo Olopade est une journaliste nigériano-américaine, boursière à la New America Foundation. Elle prépare un ouvrage sur les liens entre nouvelles technologie et développement en Afrique.
Traduit par Chloé Leleu