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14:49 (Le Caire), by T U R K A I R O via Flickr CC
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Les feuilletons arabes dépassés par les révolutions

Depuis quelques années, le ramadan est aussi le mois des gros chiffres d’audimat pour les télés arabes et leurs feuilletons. Mais les révolutions sont-elles trop grandes pour les petits écrans?

Mise à jour du 24 juillet 2012: Omar une épopée historique diffusée par la chaîne panarabe MBC, qui retrace la vie d'un célèbre compagnon de Mahomet et en propose des représentations figurées, provoque la controverse en Egypte. Une fatwa a été émise par les dignitaires d'Al-Azhar, principale institution religieuse de l'islam sunnite, basée au Caire.

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Egypte: listes noires et chasse aux sorcières

La Révolution tue, exile, condamne, pend et honore. Plus que la Tunisie, pays sans grande industrie cinématographique, c’est l’Egypte qui a «inventé» la liste de la honte. Celle des acteurs et actrices qui ont fait l’erreur de soutenir Moubarak jusqu’à ses dernières heures.

Sur Facebook, tribunal ouvert pour les procès du peuple, une liste nominative de proscrits circule depuis des mois. On y retrouve des icônes comme Adel Imam, la superstar de trois décennies, tombé en disgrâce pour ses propos pro-Moubarak et sa proximité avec les fils du dictateur. Malgré le culte que lui vouent des millions d’Egyptiens et d’Arabes au-delà des frontières, cet acteur fait désormais un peu peur aux grosses maisons de production, dans un pays où les étiquettes sont faciles et les audimats volatiles, cause postrévolution.

Le cas d’Adel Imam n’est pas unique et on peut y ajouter celui d’une autre icône: Samah Anwar, la célèbre actrice qui a appelé à brûler les manifestants de la place Tahrir.

La conséquence immédiate après la chute de Moubarak a été une raréfaction de l’offre dans les castings: les acteurs comme Amr Waked, qui ont fait le pèlerinage à Tahrir, ne sont pas nombreux et de plus en plus sollicités. Les autres, ceux qui ont été «blacklistés», sont devenus indésirables et traînent, pour le moment, une trop mauvaise réputation.

Pour beaucoup de journalistes de la presse arabe qui écrivent sur l’industrie du cinéma égyptien après la révolution, cela va peser sur la production des feuilletons arabes destinés à la consommation durant ce ramadan. L’Egypte occupant, malgré la rude concurrence de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie, le haut du podium dans ce marché du film arabe et de ses feuilletons —une vocation qui remonte à plusieurs décennies. L’alliance entre les capitaux saoudiens et la vocation de producteur régional panarabe avait fait de l'Egypte le détenteur du monopole pendant près d’un demi-siècle.

La révolution y a donc plombé les audaces des producteurs, obligés à des purges discrètes, et a imposé des surfacturations imprévues —comme les déplacements de décors pour les tournages vers la Turquie, sachant que cela devient impossible en Egypte, en Syrie et même en Jordanie, où les plateaux avaient leurs habitudes.

Plus que cela, et selon les comptes rendus de la presse arabe, les acteurs revoient déjà à la baisse leurs cachets, des producteurs du secteur public font l'objet d'enquêtes ou de gel d’activités en attendant les audits, et des producteurs privés sont en stand-by pour «crime de trop grande proximité» avec l’ancien dictateur et ses cercles. Les appels au boycott de certains acteurs font florès sur le Net et pèsent sur les entrées dans les salles obscures égyptiennes.

En Syrie, le feuilleton Bachar Al-Assad

C'est en Syrie que les grandes «sagas» familiales comme Bab El hara, ont connu une seconde jeunesse et conquièrent, depuis des saisons, le marché des feuilletons arabes. La concurrence entre Damas et Le Caire fait rage depuis des années et ne se cache pas. L’enjeu est autant les fameuses parts de marché que cet égo culturel que l’Egypte a fait sien en tant que capitale symbolique du leadership panarabe, et que la Syrie commence à revendiquer au nom d’une histoire et d’un héritage tout aussi panarabes.

La Syrie assurait donc elle aussi une bonne offre pour la saison d’or du ramadan. Mais depuis quelques mois, le pays est en guerre. Entre un régime qui joue à fond le rôle de dictature stabilisatrice en lutte «contre des groupes terroristes», et des millions de Syriens qui investissent par le Net le jeu des images de la répression, des slogans, des marches et des dénonciations d’exactions. Le mouvement révolutionnaire pèse déjà sur la production traditionnelle et annonce de mauvais jours pour la Syrie des feuilletons.

Va-t-on en ressentir l’effet durant ce ramadan? On ne le sait pas encore; certains tournages ont été bouclés avant la crise. C’est donc l’année prochaine que l’impact de la révolution sera le plus dur, et pour des causes encore plus évidentes en Syrie.

Le pays est dans le flou depuis des mois, ses acteurs et producteurs sont partagés entre soutien au régime et sympathie pour la révolution, et ses investisseurs retiennent leurs sous en attendant le gagnant —ou bien des jours meilleurs.

C’est du moins le constat fait par l’évidence, à défaut de chiffres vérifiables sur l’industrie du cinéma arabe, ses parts de marché, ses contrats et ses rentes. Le tabou des chiffres dans ce domaine est d’ailleurs à creuser. On en parle peu, et pour des raisons de péché de naissance: la fonction du feuilleton arabe a pendant longtemps été surtout idéologique et ses financements «clandestins» grâce aux pétrodollars saoudiens. Parler gros sous équivalait donc à parler de qui finance quoi et pour quelles raisons, dans un domaine ou les financiers préféraient rester discrets sur leurs intentions et sur leurs chèques. (Lire à ce sujet «L'industrie du feuilleton télévisé égyptien à l'ère des télévisions», de Naglaa El Emary.)

L'audace made in Turquiwood

Depuis plusieurs années, de nouveaux concurrents se font une place dans l’industrie: les Turcs, auteurs audacieux de la révolution Nour, un feuilleton qui a déchaîné une tempête dans les ménages arabes jusqu’a provoquer des divorces dit-on. L’acteur Kıvanç Tatlıtuğ, connu dans le monde arabe sous le nom de «Mohannad», avait réintroduit le fantasme là où les femmes arabes, premières clientes des feuilletons, ne vivaient que de regarder la vertu dans des feuilletons de plus en plus conservateurs, sous instruction des financiers saoudiens.

L’irruption turque avait forcé les scénaristes à plus d’audace et imposé, déjà, une révolution des mœurs et des imaginaires chez les producteurs arabes, qui avaient abdiqué sous la loi des pétrodollars, très regardants sur la «morale» et les scénarios, malgré la discrétion de la censure.

L’industrie du rêve turc profitera de la brèche pour installer ses offres avec des films basés sur les recettes qui ont fait le succès de sa diplomatie: une bonne synthèse entre conservatisme et modernisme. Les feuilletons turcs cultivent peu de discours idéologiques marqués, les acteurs et les actrices sont capables de faire rêver et réveiller les libidos endormies et racontent des histoires sans tabous pesants ni messages pédagogiques.

On devine donc que Turquiwood suivra avec intérêt la crise des feuilletons arabes en Egypte et en Syrie, et que le ramadan de cette année 2011 renforcera leur empire télégénique.

L'alternative iranienne

La crise des révolutions offre aussi des opportunités en terme d’audimat pour un nouveau venu: l’Iran. Pays chiite spécialiste des feuilletons religieux à gros budget, généralement consacrés à des sagas «prophétiques» sur la vie de Jésus, Meriem ou Yussef, tournés dans le registre de «l’islamiquement correct» ou presque, avec décors imposants et castings grandioses.

Car dans cet espace d’enjeux régionaux et de luttes d’influences, les feuilletons iraniens ont fini par provoquer la réaction des clergés sunnites sur des prétextes d’orthodoxie religieuse. Car de tradition sunnite, il est interdit de montrer les visages des prophètes et d’en faire des rôles incarnés. Un souci dont la culture chiite ne s’encombre pas, car déjà décomplexée devant l’image depuis des siècles.

On se retrouve donc depuis 2009 en pleine guerre doctrinale. Mal vus par les autorités religieuses, ces feuilletons ont toutefois connu d’immenses succès dans le monde arabe, notamment en Tunisie, qui avait acheté les droits de diffusion malgré les fatwas en série et les dépôts de plainte.

L'après-révolution: la crise du contenu

Acteurs rares, budgets à revoir, décors impossibles, concurrences étrangères… Le feuilleton arabe postrévolution connaîtra aussi la crise annoncée de son contenu: que raconter, que filmer après la révolution?

De tradition, les thématiques avaient une cartographie assez précise: comédies pour les producteurs des pays du Golfe; drames pour les Syriens, Egyptiens et Turcs; religion pour les Iraniens. On peut ajouter au catalogue les ingrédients habituels comme le sexe, les tabous sociaux, l’argent, le crime ou la passion et le rire, mais jamais —au grand jamais— la politique intérieure.

En Egypte, on pouvait voir le portrait de Moubarak dans les décors des feuilletons, en parler comme d’un guide éclairé, mais jamais traiter frontalement de la dictature, de l’opposition ou de la démocratie. L’artifice de presque tous les scénaristes était d’enjamber le réel —surtout quand il était politique.

Dans ces feuilletons, donc, on ne parlait pas du présent, des élections, des opposants ni des prisons. Les stratégies de contournement étaient assez comiques mais tous, conteurs d’histoires comme spectateurs, en admettaient les clauses. Jusqu’au printemps arabe.

La révolution a ringardisé les anciennes audaces des scénaristes qui se faisaient concurrence en exploitant les pistes les plus taboues de la réalité sociale du monde arabe. Au spectateur, aux femmes qui ont fait ces révolutions ou qui en rêvent, on ne peut plus parler d'amour, de meurtre, de fuite ou de rêve de la même façon qu’avant le fameux «Dégage!». La crise du contenu sera peut-être à peine perceptible, mais pèse déjà sur les imaginaires, dit-on.

Dès cette saison, et en attendant l’après-révolution, on constate les premiers effets. Les producteurs, dit-on, soldent leurs feuilletons, des chaînes achètent peu et pour les mêmes raisons: la pub est en crise, car les économies locales sont en crise, car le monde arabe est en crise. Le rêve est dans les rues et sur les places publiques.

Mais comment caser une grande révolution dans un petit écran? D’ailleurs, est-il possible de le faire quand on sait que les principaux réseaux de diffusion arabes sont détenus par les monarchies des pétrodollars, déjà allergiques aux idéologies républicaines et encore plus à l'effet domino du printemps arabe?

Pour de nombreux spécialistes du secteur, la bonne santé du feuilleton arabe dépendait d’une alliance déjà ancienne entre ces monarchies conservatrices et le savoir-faire des Egyptiens et des Syriens. Un contrat brisé aujourd’hui. Le savoir-faire est en crise de capitaux, et les capitaux sont en crise de savoir-faire.

Kamel Daoud

 

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Kamel Daoud

Kamel Daoud est chroniqueur au Quotidien d’Oran, reporter, écrivain, auteur du recueil de nouvelles Le minotaure 504 (éditions Nadine Wespieser).

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