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Mugabe, le pire des dictateurs africains
Comment le président du Zimbabwe peut-il se maintenir au pouvoir depuis aussi longtemps?
Mise à jour du 16 décembre 2011. L'écrivain et journaliste anticonformiste Christopher Hitchens (l'auteur de cette chronique) est décédé à l'âge de 62 ans, le jeudi 15 décembre au MD Anderson Cancer Center de Houston dans le Texas.
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Maintenant que le gouvernement sud-africain —après des années de silence abject, voire de complicité— a refusé de renouveler le contrat de tolérance à durée indéterminée qui le liait à Robert Mugabe, il est désormais possible d'imaginer un futur où le Zimbabwe sera libéré de l'odieuse férule d'un seul homme et de son parti unique. D'autres facteurs entrent aussi en ligne de compte, comme l'âge de Mugabe ou le magnétisme des événements qui se déroulent actuellement de l'autre côté de l'Afrique. Mais l'opposition démocratique au Zimbabwe précède le «printemps arabe» de plusieurs années et doit aujourd'hui être considérée, en soi, comme l'un des mouvements les plus tenaces et les plus courageux au monde.
Le dernier livre de Peter Godwin, The Fear [La peur], met à jour l'éternelle histoire de la résistance populaire. A mon humble avis, il n'est pas aussi puissant que son précédent ouvrage When a Crocodile Eats the Sun [Quand un crocodile mange le soleil], mais il réussit à montrer l'immédiate réalité d'un État où l'anarchie et la cruauté font loi. Il cartographie aussi les symptômes d'une régime en décrépitude: ne serait-ce que pour des raisons opportunistes, les proches de Mugabe sont de plus en plus nombreux à espérer un avenir où le bientôt nonagénaire (il a 87 ans) ne sera plus parmi nous.
Les symptômes d'un funeste règne
Comment les choses ont-elles pu devenir aussi cauchemardesques? Robert Mugabe n'a pas accédé au pouvoir par un coup d’État; il s'est imposé en leader d'une véritable armée de guérilla, ayant combattu et gagné une élection supervisée par les Britanniques. Pendant ses premières années d'exercice, il mena une politique de réconciliation (si ce n'est avec ses rivaux tribaux de la région du Matabeleland, du moins avec la population blanche).
Durant ces années révolutionnaires, j'ai rencontré Mugabe à plusieurs reprises, et j'ai encore honte aujourd'hui de l'avoir dépeint d'une manière si globalement positive. Mais il était réellement impressionnant à l'époque, tant comme soldat que rescapé de nombreuses années de captivité politique. Et lorsque j’ai perçu le côté froid et impitoyable de sa personnalité, j’ai pensé qu’il devait s’agir d’une conséquence de sa pénible formation. De plus, dans le temps, les colons blancs et réactionnaires se consolaient en colportant de méchantes rumeurs (comme celle où Mugabe aurait souffert de syphilis et de dégénérescence mentale), et je mettais un point d'honneur à ne pas leur donner ce plaisir.
L'histoire de la syphilis était forcément fausse, car, dans le cas contraire, Mugabe n'aurait pu jouir d'une telle fâcheuse longévité. Quelque chose a tout de même horriblement mal tourné, et parmi ceux qui se souviennent de ces années-là, la définition de ce quelque chose est devenu l'objet de querelles de salon interminables. Mugabe, pour certains, n'a jamais été le même après la mort de sa charmante et ghanéenne épouse Sally. De plus, sa seconde femme était du genre à adorer dévaliser les grands magasins, les voyages en jets privés, et vivre dans des palais différents —un pour l'hiver, un pour l'été. (Heureusement que de telles femmes existent, d'ailleurs; elles ont aidé à discréditer plus d'un dictateur.)
Un autre symptôme précoce et funeste fut la fascination morbide et la haine que Mugabe se mit à nourrir à l'égard de l'homosexualité. Il décida soudain que le Zimbabwe était accablé par la sodomie, et commença à manifester les signes d'une sévère paranoïa. Mais une telle obsession a beau être macabre, elle est loin d'expliquer sa décision de détruire l'infrastructure agraire de son pays pour la transformer en butin au profit des fidèles de son parti, ou d'ordonner à des troupes zimbabwéennes des expéditions barbares vers le Congo.
Écrivant sur tous ces sujets depuis maintenant plusieurs années, Peter Godwin a préféré considérer qu’on ne pouvait expliquer Mugabe ni par un changement conjoncturel, ni par une évolution de sa personnalité. Il avait le cœur et l'âme d'un tyran depuis le début, et n'a fait qu'attendre le bon moment pour laisser libre cours à cette prédisposition. Même si j'ai ma propre théorie quasi-psychologique —que Mugabe s'est fait ronger par sa jalousie vis-à-vis de l'adulation que Nelson Mandela a pu provoquer— je pense aujourd'hui qu’il a très certainement raison. Au sein du schisme sino-soviétique qui divisait les nationalistes africains pendant les années 1960 et 1970 (avec l'ANC en Afrique du Sud, par exemple, clairement favorable à l'Union soviétique), Mugabe ne se contentait pas d'être pro-Chinois. Il était pro-Nord-Coréen. Il enrôla Kim Il-sung dans la formation de sa célèbre garde prétorienne, la «Cinquième Brigade», et dans l'érection de l'épouvantable monument pour les victimes de la guerre de libération.
Fervent catholique, pécheur forcené
Certains de ses défenseurs blancs et libéraux avançaient souvent que Mugabe ne pouvait être un stalinien dévoué, du fait de son catholicisme marqué. Mais un tel argument, s'il peut expliquer son obsession pour les déviances sexuelles, peut aussi faire pencher la balance dans l'autre sens. Les catholiques savent se montrer extrêmement autoritaires, et Mugabe a su, en outre, parfaitement jouer de ses liens au Vatican. Il brava son interdiction de séjour en Europe en rendant visite au Pape, qui l’accueillit en invité de marque. L’Église défroqua Pius Ncube, l'évêque de Bulawayo et ardent opposant à Mugabe pour avoir, visiblement, eu une aventure avec sa secrétaire. Orné et souillé de péchés bien plus graves, Mugabe reste un catholique en règle, et il est impossible d'imaginer ce qu'il devrait faire aujourd'hui pour mériter l'excommunication.
Si la liste de ces péchés vous intéresse, tournez-vous vers les livres de Godwin. Mais ne les lisez pas uniquement pour vous indigner de ces terribles affronts faits à l'humanité. Ils décrivent aussi le nouveau Zimbabwéen, émancipé des sentiments raciaux et tribaux grâce à une longue lutte collective contre un homme qui sait utiliser la démagogie tribale et raciale sans aucun scrupule. Des temps anciens où l'on débattait avec les colons blancs, on a retenu leur moqueuse et infatigable antienne: «La règle de la majorité signifie un homme, un vote —une fois!» Ils n'auraient pas pu se tromper davantage.
Un peuple de résistants
Depuis son indépendance voici maintenant trente ans, le peuple zimbabwéen a bravé toutes sortes d'intimidations et de répressions pour consigner ses suffrages. Il a fait un usage tenace des tribunaux et de la presse, qui fonctionnent encore de manière partiale, afin que le pluralisme et la dissidence soient respectés. Mugabe a perdu des votes importants au Parlement et, la dernière fois, sa majorité électorale dans l'ensemble du pays. Ce n'est que grâce à l'utilisation non dissimulée de la force —et par une corruption endémique— que son parti gouverne toujours. Un jour, la résistance civique à toutes ces exactions, souvent regardée de haut par des gens qui se considéraient comme révolutionnaires, gagnera l'estime et la reconnaissance qu'elle mérite.
Christopher Hitchens
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Traduit par Peggy Sastre
Slate.com
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