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Le drapeau ivoirien brandi à Abidjan. Reuters/Luc Gnago
Le drapeau ivoirien brandi à Abidjan. Reuters/Luc Gnago

Oser penser une nouvelle Côte d'Ivoire

Qu'espérer de Présidents qui confisquent le pouvoir en Afrique? La démocratie ne suffit pas comme modèle, il faut inventer de nouvelles alliances entre nations, estime l'écrivain Manthia Diawara.

Quelle Afrique rêvons-nous après les Gbagbo? Après les Présidents qui ont gouverné pendant plus d’une décennie, et qui sont toujours candidats à leur propre succession? Les Présidents qui pensent que, pour les remplacer, leurs fils sont plus qualifiés que les autres fils et filles du pays; ou qui croient tout simplement qu’après avoir chassé le colonisateur, le pays leur appartient, à eux seuls et à leur clan? Que faire après ces Présidents qui ne cherchent qu’à être obéis et, à cette fin, réduisent leur peuple au silence, à l’émigration, ou à la misère et à l’absence de travail.

Je ne pense pas que la démocratie, seule, suffise à régler les problèmes des sociétés modernes. Des sociétés de plus en plus complexes dans cette nouvelle Afrique, ouverte au monde qui change au rythme de réseaux sociaux générés par l’Internet, les télévisions câblées et les SMS.

Je ne pense pas qu’après Laurent Gbagbo, il suffise à Alassane Ouattara de former un gouvernement d’union nationale. Le problème ivoirien n’est pas seulement un problème géographique qu’on définirait comme un conflit entre le Nord et le Sud; ni un problème de frontières où la Côte d’Ivoire serait envahie par les immigrés venant du Burkina Faso et du Mali; ni même un conflit ethnique ou religieux entre musulmans et chrétiens.

Je crois que l’exploitation politique et financière de la perception de ces différences est plus importante que leurs réalités dans la vie quotidienne des Ivoiriens; bien que ces faits soient fondés dans l’histoire moderne de la Côte d’Ivoire, comme dans celle de beaucoup de pays en Afrique et ailleurs.

Diviser pour mieux régner

D’abord, les colonisateurs ont fait le partage de l’Afrique pour mieux l’exploiter; ensuite, les dictateurs africains ont profité de ces divisions pour mieux régner. Depuis les années 1990, le multipartisme et les mouvements de la démocratie se nourrissent de ces facteurs tribalistes et religieux. 

On a beaucoup parlé de tribalisme et de religion lors des élections au Liberia, en Sierra Leone, au Ghana, au Nigeria, en Guinée et maintenant en Côte d’Ivoire, pour ne pas parler du diamant, de la bauxite, du cacao et du pétrole, qui sous-tendent pourtant ces divisions et conflits. 

Les Etats-Unis d’Amérique, la Chine et les anciens pays colonisateurs de l’Afrique sont les premiers bénéficiaires des conflits et mauvaises gouvernances en Afrique. Ils maintiennent leurs hommes au pouvoir pour continuer à exploiter les matières premières, indispensables à la stabilité et compétitivité de leurs économies, mais aussi pour défendre leurs intérêts politiques et sécuritaires dans le monde. 

J’ose penser que tout le monde est d’accord sur ces simples constats et qu’il n’est plus nécessaire de toujours les évoquer pour comprendre l’impasse face à laquelle se trouve la démocratie aujourd’hui en Afrique et ailleurs.

L'échec de la démocratie

Mais est-ce à dire que la démocratie est un objet étranger au corps africain, une imposture européenne, qu’il faille rejeter pour rester authentique envers soi-même? La cooptation de la pensée démocratique par les politiciens et les hautes finances de Wall Street à Abidjan ne doit pas nous aveugler de promesses liées à des modèles de gouvernance qui perdurent depuis le temps de la Grèce antique.

A mon avis, l’échec de la démocratie dans la majorité des pays africains est plus facilement imputable à l’incapacité de l’Etat-nation de s’affirmer sur un territoire donné en Afrique, comme la Côte d’Ivoire, le Mali ou le Burkina, plutôt qu’à la mise en place de cette forme d’organisation sociale. 

Le Mali et le Burkina sont des pays enclavés, pauvres, sans infrastructures viables, et voués à l’émigration et l’extension de la diaspora. La Côte d’Ivoire, comme le Ghana et la Guinée, sont des pays portuaires, riches en ressources naturelles mais en manque de main-d’œuvre, et qui invitent à l’immigration.

Houphouët-Boigny et Kwame Nkrumah l’avaient compris de manière différente: l’un optant pour l’immigration des Voltaïques pour le développement des plantations de cacao, l’autre préférant l’union politique sous le signe du panafricanisme (Ghana-Guinée-Mali).

Mais aussi louables pourraient-ils l’être, ces deux modèles de développement et d’intégration étaient condamnés à faire face à la réalité des nationalismes et des frontières tracées par les colonisateurs. Le panafricanisme, l’Union africaine, et même les organisations régionales ne peuvent surmonter ou faire abstraction de ces obstacles.

Obstacles identitaires

Pour des raisons plutôt économiques que culturelles, ceux qui se considèrent comme des «autochtones» ne veulent pas que les «étrangers» oublient leur origine. Ainsi, je pense que l’«ivoirité» n’est pas une invention de Houphouët, Ouattara, Bédié ou Gbagbo. C’est l’apanage du colonisateur qui a tracé ces frontières entre les mêmes peuples et les mêmes clans, pour mieux servir ses propres intérêts. Le colon a ainsi inventé une identité en Afrique. On se souvient bien de l’homme du Soudan Occidental, du Sénégal, de la Guinée et de la Côte d’Ivoire. Pourtant ces noms n’existaient pas avant l’arrivée des blancs.

La véritable histoire des identités en Afrique est plus complexe et va au-delà des frontières.  Au fil des générations, les anciens Voltaïques qui venaient travailler dans les plantations de cacao, de bananes et d’ananas en Côte d’Ivoire se sentaient plus «Ivoiriens» qu’autre chose. 

Comme eux, j’aurais du mal à m’enfermer dans une seule identité tracée, pour moi, par l’ancien colonisateur et les chefs d’Etat de la post-colonie, qui ne pensent qu’à contrôler mes mouvements pour ne pas mettre leur pouvoir en péril. Je ne peux pas vivre au Burkina sans vouloir aller en Côte d’Ivoire pour chercher du travail ou pour rejoindre les membres de ma famille, de mon clan, qui se trouvent de l’autre côté de la frontière. Avant les Voltaïques, il paraîtrait que les «autochtones» de la Côte d’Ivoire seraient jadis descendus du Ghana actuel pour fonder l’empire Baoulé.

C’est pourquoi je dis que la crise ivoirienne est un symptôme de la non viabilité des Etats-nations hérités du colonialisme. Même si Ouattara, ou un autre Président élu à sa place, réussissait à former un gouvernement d’union nationale, un gouvernement de vérité et réconciliation, le pays serait toujours tiraillé de l’intérieur et de l’extérieur, et donc sujet au tribalisme, et aux influences et manipulations des puissances étrangères. 

La démocratie la plus transparente et la plus adaptée aux cultures africaines ne suffirait pas à un pays comme la Côte d’Ivoire. Le progrès et le bien-être de ce pays dépendront toujours du progrès et du bien-être de ses voisins, le Mali, le Burkina, et le Niger, pour ne citer que ces trois. 

La Côte d’Ivoire aura donc autant besoin du Burkina que de la démocratie pour se sortir de l’impasse du nationalisme et des dangers de l’ivoirité. 

L'union fait la force

Je me permets de proposer une union économique et culturelle entre la Côte d’Ivoire, le Ghana et le Burkina, qui aiderait ces trois pays à se positionner, à côté du Nigeria, comme une puissance politique et économique émergente, à prendre au sérieux dans le monde. Un tel groupement aurait le mérite de créer un grand espace de mouvement et de liberté pour les populations concernées. Il donnerait aussi plus de poids aux politiciens et hommes d’affaires dans les négociations sur les prix des ressources naturelles.

Je dirais, si on me permettait de continuer à rêver, qu’il faudrait aussi imaginer l’union entre la Guinée, la Séné-Gambie, le Mali, le Liberia et la Sierra Leone pour les mêmes raisons culturelles et économiques, mais aussi pour contourner l’impasse ethnique des élections récentes en Guinée et le problème de la Casamance au Sénégal.

Si seulement nos leaders actuels prenaient le temps de rêver comme moi! Si Alpha Condé, au lieu de se limiter à une politique de réconciliation nationale, ou aux chimères de l’Union africaine, pouvait accorder une partie de ses efforts à mes rêves d’ouverture de la Guinée vers le Mali et le Sénégal! L’Histoire donnerait raison à ceux qui se sont sacrifiés pour se débarrasser des Gbagbo et de tous ceux qui désirent s’installer indéfiniment au pouvoir.

J’ose croire que l’histoire de l’invention de l’Etat-nation en Afrique est assez récente pour ne pas nous faire oublier les liens de parenté et les relations de convivialité tissés bien avant l’arrivée des blancs. Pour moi, ce qui caractérisera les nouveaux leaders africains ne se verra plus par leur défense de la souveraineté nationale, ni même leur positionnement politique dans l’Union africaine, considérée par beaucoup comme ineffective.

Les nouveaux leaders d’une vraie renaissance, comme ceux des indépendances, se reconnaîtront par leur courage de prendre en charge ces tissus vivant de liens et de relations entre les communautés, au-delà des frontières artificielles, pour imaginer une nouvelle géographie africaine basée sur les affinités culturelles et économiques. Ils se distingueront par leur capacité à rêver, à oser penser à un espace africain plus grand et plus convivial que la nation que les Gbagbo voulaient garder pour eux-mêmes; plus libres de mouvements que dans les états hérités des anciens empires.

Manthia Diawara  

Ecrivain malien et professeur de littérature à l'université de New York. Il a notamment publié Bamako, Paris, New York

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Lire aussi sur la Côte d'Ivoire, la démocratie en Afrique et les frontières:

- Les grandes inconnues de l'après-Gbagbo

- Le casse-tête d'Alassane Ouattara, par le dessinateur burkinabè Damien Glez

- Côte d'Ivoire: la réconciliation est possible, par Christian Bouquet

- Gbagbo, un mauvais signe pour l'Afrique, par Jean-Claude Bondol

- En Afrique sahélienne, un découpage au cordeau et des pays dans le flou, par Chawki Amari

- De l'espoir pour la démocratie en Afrique, par The Root

 

Manthia Diawara

Manthia Diawara. Ecrivain malien et professeur de littérature à l'université de New York. Il a notamment publié Bamako, Paris, New York

Ses derniers articles: Pourquoi la France devait intervenir au Mali  Comment sauver le Mali  Le Mali et l’imposture des négociations de Ouagadougou 

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