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Les révolutionnaires arabes sont dans la place
Dans le monde arabe, le nouveau mouvement révolutionnaire se décline en calendrier de «jours de colère» et en places publiques sacralisées.
Si en Tunisie la Révolution du jasmin a changé le monde arabe, son emblème floral n’a pas remis à la mode les révolutions «colorées» en vogue en Europe de l’Est et en Asie dite centrale au début des années 2000. Révolution des Roses en Géorgie, Orange en Ukraine, des Tulipes au Kirghizistan, ou encore la Révolution verte (avortée) en Iran et celle très ancienne des Œillets au Portugal. Dans le monde arabe, le mouvement se décline en calendrier de «jours de colère» et en places publiques sacralisées.
Un monde arabe new age, désormais reconnaissable à une topographie et un calendrier bien particuliers. Un espace qui ne veut plus perdre son temps et sacralise la pierre, les carrefours, réinvestissant la dimension interdite de ce qui est public. Jugez-en plutôt: à chaque cycle d’une révolution arabe, désormais, l’opinion internationale a droit à une place publique, un jour de la semaine rebaptisé suivant le sentiment du moment et en écartant le calendrier latin ou romain, la liste de centaines de morts et la théorie des quatre discours du dictateur face à la colère du peuple. Le premier discours accuse les islamistes et la main étrangère, le deuxième annonce de vagues réformes et un nouveau gouvernement, le troisième explique que le dictateur ne compte pas se représenter et le quatrième, lui, ne sera jamais diffusé —car il est déjà trop tard.
Dans la place
Depuis la chute de Moubarak, cette topographie est devenue une mode, ouvrant la voie à une véritable culture du ralliement, mais c’est aussi le signe d’une réédition: la place Tahrir, située au centre névralgique du Caire (à 200 mètres du Nil, sur la rive orientale, près du pont Qasr al-Nil et au voisinage d’illustres adresses comme l'hôtel Nile Hilton, l'immeuble Mogamma, le musée égyptien, le siège du Parti national démocratique ou l'université américaine du Caire) a donné son nom aux autres places de la contestation dans les capitales arabes. En Algérie par exemple, des grévistes de la faim ont donné le nom de «place Tahrir» à leur forum.
Ainsi, les places Tahrir sont partout et l’épopée des manifestants égyptiens, entourés par l’adversité, attaqués par les Baltaguya, blessés par les cocktails Molotov, réussissant à repousser l’ennemi et refonder la citoyenneté et le modèle de la tolérance dans cette microrépublique, a fini par investir la place du symbole de la cité céleste idéale. Dès lors, la place Tahrir (place de la Libération, en arabe) indique le premier morceau de pays libéré de la dictature et met ses occupants dans le maquis horizontal de l’urbanité et du nu humain face au Mal masqué. Et là où l’immolation martyre de Bouazizi a donné son émotion à la Révolution tunisienne, la résistance des manifestants du square Tahrir donnera le ton pour les autres révolutionnaires du monde arabe, et transformera l’espace en lieu sacré. Le 6 mars 2011, le ministre français des Affaires étrangères Alain Juppé y a fait son pèlerinage lors d’une visite au Caire, et la super secrétaire d’Etat Hillary Clinton de venir y toucher les pierres sacrées dix jours plus tard et déclarer, à l’instar du touriste:
«Voir l'endroit où la Révolution, qui a eu tant de signification pour le monde, a eu lieu, est quelque chose d'extraordinaire pour moi.»
Un espace sacralisé
Du coup, l’Egypte a fini par exporter un nouveau mythe et consacrer un nouveau périple pour touristes, celui de cet espace désormais sacralisé par la Révolution. Au Yémen, la révolte menée contre Ali Abdellah Salah débutera donc par un baptême de l’espace, puisque la place publique près de l’université de Sanaa empruntera le nom de place Tahrir, puis place Ettagh’yir (le changement) pour garder la rime. S’y réunissent, depuis deux mois déjà, des milliers d’opposants au dictateur yéménite et toujours dans l’esprit d’une réédition de l’épopée cairote: attaques policières, armée qui protège les manifestants, snipers sur les toits, slogans créatifs, scènes de liesse et de prières...
Contrairement à Moubarak, Ali Salah comprendra très tôt l’enjeu des espaces et le casting des révolutions, et doublera ses opposants en organisant presque quotidiennement une manifestation adverse de plusieurs milliers de personnes sur une autre place publique, celle des Al-Sabiine, près du palais présidentiel. Dans le cas du Bahreïn, les opposants ont choisi à leur tour l’endroit le plus emblématique, la place de la Perle à Manama, la capitale, pour mieux signer le sens de leur révolte contre la monarchie locale du roi Hamad al-Khalifa. Conscient de l’enjeu de cette nouvelle topographie indésirable, ce dernier décidera d’un acte inattendu et spectaculaire: raser la place de la Perle et détruire, le 18 mars, à coup de bulldozers, le fameux monument devenu un symbole trop médiatisé de la révolte en cours.
Dans le reste du monde arabe, les enjeux de ces «places des révoltés» sont ainsi devenus cruciaux. La place du 1er mai, est interdite aux Algériens, aux passants et aux regroupements de plus de trois personnes presque chaque samedi depuis le 12 février dernier, date du rendez-vous de la première marche de protestation contre le régime. En Jordanie, la place Tahrir s’appelle place Gamal Abdel Nasser, du nom du charismatique ex-président égyptien. Les jeunes du mouvement du 24 mars 2011 y avaient longtemps élu domicile avant d’être délogés par la force. Dans d’autres cas, les places investies sont peu connues, comme au Liban où les protestataires contre le régime confessionnel ont choisi la place Sassine pour marcher sur le ministère de l’Intérieur le 20 mars dernier. On peut y ajouter la place Mohammed V à Casablanca pour les révolutionnaires marocains, et la place Marjé, jouxtant le ministère de l'Intérieur à Damas en Syrie, où les familles des détenus politiques s’étaient rassemblées le 16 mars dernier.
Un nouveau calendrier
Reste la question du temps: là aussi, les révolutions arabes ont fabriqué leur calendrier. Loin des marqueurs des astrologies antiques et des divinités des époques romaines et babyloniennes, les révolutionnaires égyptiens ont inventé une dénomination proche des «jours de Dieu» (les jours de combat) dans le lexique guerrier musulman, et qui évoquent les temps mythiques de la traversée des flots et de la fuite devant Pharaon. Il faut être arabe pour ressentir toute l’emphase et la charge émotionnelle de ces trouvailles qui rappellent l’époque des grandes poésies fondatrices pré-islamiques.
A l’anonyme Mouvement du 25 février répondra le vendredi de la colère, el Ghadab. Suivront, un peu partout dans le monde arabe révolté, d’autres journées aux noms aussi tonitruants que poétiques. Le vendredi du départ, Errahil; le vendredi d’Ennihaya, (la fin) en Libye; celui d’Ettahaddi (le défi); le jour du rassemblement, Attadjamou’, et, enfin, le vendredi d’El wadaa, (l’adieu) et celui d’Enassr (la victoire).
Dans la blogosphère et sur toutes les langues arabes, une coïncidence creuse le sens: le vendredi des chutes.
«Encore un vendredi historique qui ne sera jamais voué à l’oubli… Depuis que la protestation populaire a éclaté à Sidi Bouzid vendredi 17 décembre, personne ne pouvait imaginer que cette étincelle tunisienne pourrait ramener à une révolution qui a accéléré la chute du régime de Ben Ali un vendredi 14 janvier… Hier encore un vendredi qui signe la révolution des pays des pharaons et la victoire du plus grand pays du monde arabe…», écrira un internaute après la démission de Moubarak… un vendredi.
Kamel Daoud