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« Mamfakinch – On n’lâche rien »

Le 20 Février dernier, le mouvement marocain du 20 Février (M20F) a fêté son deuxième anniversaire. Le média-collectif Mamfakinch a vu le jour à la veille de la sortie des vingt-févriéristes en 2011. Leurs deux sites, www.mamfakinch.com et 24.mamfakinch.com, couvrent la protestation au Maroc. Mohamed (30), membre du collectif Mamfakinch et militant actif du M20F nous parle ici du lancement du mouvement protestataire, dresse un bilan après deux ans de luttes et jette un regard sur ce que pourrait devenir le M20F et la contestation au Maroc dans les années à venir.

Entretien réalisé par : Pascal MÜLCHI

Mohamed, tu es cofondateur de la plateforme Mamfakinch. Principal relaie de la contestation du M20F au Maroc. Explique-nous un peu plus le début de ce projet ! Pourquoi un média citoyen en ligne pour relayer les activités de ce mouvement ?

Bien avant le lancement du mouvement du 20 février certains blogueurs et militants avaient entamés des discussions informelles pour lancer un site qui compilerait les informations sur les luttes au Maroc et les rapports sur la situation des droits humains. Mais c’est l’appel à sortir le 20 février qui nous a poussés à franchir le pas et à lancer une plateforme, en nous inspirant de nawaat. Notre objectif était d’abord de compiler toutes les informations sur les manifestations du 20 février et les communiqués des organisations qui le soutiennent. Il faut surtout rappeler que, la veille de la sortie des jeunes vingt-févriéristes, les responsables du régime, les médias officiels et plusieurs hommes politiques affirmaient que le mouvement représentait un complot extérieur fomenté par le Polisario, l’Algérie, l’Iran, Israël et toutes les « forces obscures » que vous pouvez imaginer.

Il y avait donc beaucoup de travail à faire pour diffuser une information aussi crédible que possible pour donner de la légitimité au mouvement du 20 février et gagner la première bataille de l’opinion publique. Nous avons donc lancé le blog 24.mamfakinch.com/.

Quel est la différence entre vos deux sites ?

Comme déjà dit, on a d’abord commencé par lancer 24.mamfakinch.com/. On y avait mis les principales revendications du mouvement, les communiqués des organisations et collectifs qui le soutiennent. On y faisait également la couverture de tous les événements. On y publiait les vidéos et les appels à manifester. Nous avons par la suite réussi à agréger un ensemble d’information grâce à des techniques comme les Google-Maps qui indiquent sur une carte les endroits où auront lieu les manifestations et où on mettait les vidéos des manifestations à postériori sur chaque ville. L’outil du Live-Blogging nous a également permis de couvrir en direct les manifestations avec textes, photos et vidéos. Nous avons également diffusé nos propres chiffres concernant le nombre de participants à la première journée de manifestations. Nous les avons collectés en croisant ceux des différentes organisations et surtout en appelant au téléphone des militants sur place qu’on connaissait bien et à qui on demandait des chiffres qui soit le plus proche de la réalité. Donc pendant la première année nous avons fonctionné avec le 24.mamfakinch.

Nous avons constaté par la suite que d’autres sites internet et même la presse écrite commençaient à relayer les informations qui touchent de près ou de loin au M20F. D’un autre côté, le mouvement arrivait à maturité et il fallait commencer à réfléchir sur des alternatives concrètes au-delà de la seule déclaration du mouvement qui comporte dix points. Nous avons donc lancé le nouveau portail www.mamfakinch.com avec pour objectif de créer un espace de discussion pour concevoir des alternatives concrètes sur plusieurs thématiques.

Le site 24.mamfakinch.com devient donc une sorte d'archive du mouvement 20 février alors que www.mamfakinch.com est le site de référence pour la réflexion sur les alternatives qu'on peut construire et l’actualité du mouvement de contestation au Maroc.

Vous écrivez, que vous êtes un collectif de blogueurs et militants marocains. Combien êtes-vous et comment êtes-vous organisés ?

On est un collectif assez flexible il n’y a donc pas un nombre fixe de participants. Par exemple quand le mouvement était à son apogée nous étions un peu plus d’une trentaine. Mais au fur et à mesure que le temps passait il y a eu l’émergence d’une équipe de travail composée de quelques fondateurs du collectif et de personnes qui nous ont rejoints en cours de route et qui sont très actifs. De plus, il y a toujours la possibilité pour ceux qui ont des obligations professionnelles ponctuelles de sortir du groupe pendant un ou plusieurs mois et de revenir après. En ce qui concerne l’organisation, elle passe principalement par des réseaux électroniques (des mailings-lists notamment) vu que nous sommes dans des villes et des pays très différents. Il nous arrive tout de même d’organiser des rencontres dans des villes marocaines quand c’est possible ou en Skype quand il n’y a pas possibilité de se déplacer.

Qui publie sur vos sites ? Et quels critères de publication avez-vous ?

Nous publions des articles dans les trois langues que sont l’anglais, l’arabe et le français. Soit on reçoit du contenu (articles, vidéos, photos) via le formulaire de soumission d’articles disponible sur le site soit des personnes qu’on connaît nous envoient leurs articles par email ou sur notre Facebook. Nous effectuons également une sorte de veille internet sur un ensemble de site qu’on suit régulièrement et on reprend une partie de leurs articles en redirigeant vers leurs sites. Nous travaillons ainsi comme agrégateur de contenu.

En ce qui concerne les critères de publication, on partage généralement des articles avec un contenu qui s’inscrit dans une vision démocratique et qui prône les principes du soulèvement au Maroc et dans la région c’est-à-dire : la liberté, la dignité et la justice sociale. Nous avons également une charte interne concernant le contenu à laquelle on se réfère lorsqu’il y a des divergences.

En français le mot ,,Mamfakinch", venant du dialecte marocain, veut dire ,,on ne lâche rien": dans quelle sens vous êtes un media qui ne lâche rien ?

D’abord, le projet en soit est de créer un média alternatif qui contribue à la création d’une nouvelle société au Maroc. Et « On ne lâche rien » parce qu’on ne s'inscrit pas dans une logique d'adaptation ou de conciliation avec le système existant. Même la dépendance vis-à-vis des annonceurs ne nous intéresse pas d’où l’absence de publicité sur notre site. L'histoire des mouvements contestataires nous apprend que la récupération par le régime de toute initiative (partis politiques, médias indépendants, artistes à contre-courant, etc.) est une possibilité et nous essayons autant que possible de ne pas céder. D’où notre slogan : « on ne lâche rien ». On garde ainsi notre liberté de pouvoir participer et contribuer à toutes les formes d'actions ou de réflexion visant à créer un projet alternatif politique, social ou culturel.

Est-ce qu’on peut dire que Mamfakinch est révolutionnaire?

On ne peut pas vraiment dire si Mamfakinch est révolutionnaire ou réformiste. Il y a par exemple des personnes avec nous qui luttent pour une monarchie parlementaire. Elles  veulent avoir une constitution où la monarchie ne contrôle plus l'économie ou la justice. Mais il y a aussi des personnes qui sont républicains ou qui ont une conception assez radicale de la transformation de la société marocaine. Ces derniers envisagent un processus révolutionnaire qui transformera le Maroc, à tel point que, dans dix ans, on aura complètement « autre chose ». À mon avis, C’est ce Maroc-là auquel il faudrait réfléchir.

Pour revenir au Collectif Mamfakinch, on n'a pas une ligne éditoriale toujours très claire, mais on est en même temps un collectif qui rassemble différentes opinions. Pour le moment on est d'accord sur un certain nombre de point qui sont les mots d'ordre sur les révoltes au Maroc et ailleurs : c'est la question de la démocratie dans le sens plein du terme, la question de la liberté, de la dignité et de la justice sociale. Ce sont les points de convergences.

Comment vois-tu la liberté de presse et d'expression au Maroc au jour d’aujourd'hui?

Il y a toujours des lignes rouges. C'est-à-dire que les journalistes qui veulent lancer aujourd’hui des supports écrits indépendants et critique vis-à-vis du pouvoir seront confrontés à l'absence de recettes publicitaires, voire à la prison, s'ils franchissent les lignes rouges : la religion musulmane, l'intégrité territoriale ou la monarchie. La presse écrite est principalement dépendante des annonceurs et vu que l’économie marocaine est intimement imbriquée avec un système de prédation et d’allégeance il est assez facile de faire pression sur les entreprises - ça peut aller d’un rappel à l’ordre courtois jusqu’au contrôle fiscal en passant par la perte de marchés publics - pour qu’elles arrêtent de mettre de la pub là où ça dérange.

La liberté de la presse c'est d’ailleurs beaucoup dégradée par rapport à la fin des années 90. En 2010 Le Journal hebdo, l’un des rares médias critiques vis-à-vis du pouvoir, a dû fermer. Rachid Nini, l’ancien rédacteur en chef du quotidien El Massae a passé un an de prison ferme à cause de « diffusion de fausses nouvelles et atteinte à la sécurité nationale ». Il y a aussi le correspondant de l'Agence France Presse (AFP) qui a été tabassé quand il a couvert la manifestation contre la cérémonie d'allégeance du roi en août 2012. Son accréditation a été, par la suite, retirée parce qu’il a signalé que les candidats du Parti Authenticité et Modernité étaient « proche du palais ». Ce parti étant cofondé par l’un de ses plus proches amis du Roi et son actuel conseiller. Tous ces exemples montrent bien la dégradation de la liberté de presse au Maroc.

Quelle forme de répression endurez-vous, du côté de Mamfakinch?

Généralement en ce qui concerne les Blogs ou les sites Internet comme le nôtre, les risques qu'on encoure c’est d’être emprisonnés non pas pour notre expression sur la toile, mais plutôt pour des « délits » qu’on aurait, soi-disant, commis dans notre vie de tous les jours. Le blogueur Sokrate a, par exemple, été accusé de vente de drogue.

Concrètement, en ce qui concerne notre site, nous, on a surtout été attaqué - plusieurs fois - par des pirates probablement au service du régime. Certains membres de notre collectif ont, par exemple, été contaminé par un sérieux système appelé DaVinci développé par une société italienne qui s’appelle Hacking Team. D’après RSF ce système a été déployé au Maroc.

Le Mouvement du 20 Février vient de fêter son 2ème anniversaire. Quel est ton bilan personnel après deux ans de protestation?

Un premier point positif, c'est que ça a ouvert un espace de liberté, un champ des possibles. Pas seulement pour le M20F, mais aussi pour d'autres manifestations, qu'ils soient sociales, populaires ou artistiques. Le champ des possibles, c'est aussi la créativité, d'imaginer d'autres formes d'actions, des discussions ouvertes, et l’expression libre sur des sites comme Mamfakinch ou Lakome.
Mais cela ne concerne pas seulement le M20F c’est tout un mouvement d'en bas, les sans-voix qu’on n’entendait pas avant crient aujourd’hui : Le peuple veut : « Achha3b Yourid ». Aujourd’hui les citoyens s’expriment publiquement, ils descendent dans la rue pour défendre leurs droits et leur cri de colère est même parfois pris en compte. Aujourd’hui au Maroc, il y a donc un foisonnement de protestations de toutes sortes.

Un deuxième point positif c'est qu'il y a un apprentissage, une accumulation de savoir qui s'est faite durant ces deux années qu'on n'a pas réussi à faire pendant les vingt voire les cinquante dernières années. On a réussi à accumuler une grande richesse en termes d'apprentissage militant p.ex. Comment organiser concrètement une manifestation? Ou par quels moyens communiquer efficacement même à distance (utiliser les mailing-listes, twitter, etc.)? Que faire face à la répression ou des attaques informatiques? Et tous ces apprentissages vont nous servir dans des mouvements à venir.

Ces aspects-là sont positifs dans le sens où cela permet l’émergence d'un mouvement démocrate, laïc, populaire et social. Et il me semble que cet apprentissage et cette construction « de quelque chose » va vers un front démocratique et social. Ça veut dire que les forces conservatrices, islamistes ou liés au Makhzen, ne sont aujourd'hui plus les seules à avoir des capacités logistiques et d’organisation efficaces.

Je donne un exemple qu'on a pu constater parmi le M20F : Après la sortie du mouvement islamiste Al Adl wal-Ihsane (Justice et bienfaisance), qui s'est occupé quasiment de toute la logistique du mouvement (notamment dans certaines villes comme Casablanca), le M20F n'était pas très bien organisé. Mais les jeunes du M20F étaient obligés d'apprendre, de monter en première ligne et de se renforcer.

Et ce genre d'apprentissages va aider à faire émerger un front populaire au Maroc dans les années à venir. En tout cas, je l'espère.

En ce qui concerne les points négatifs. Le premier est que le M20F n’a justement pas réussi à créer ce pôle, ce front démocratique. Au plan national, on n’a pas vu l'émergence d'une force politique, sous forme de parti politique ou autre et qui soit capable de porter un projet alternatif. Il ne s’agit pas nécessairement de chercher une centralisation, ou une hiérarchie, mais au moins de créer un front large avec une plateforme qui rassemble les points de convergences et qui peut offrir une alternative à beaucoup de personnes au-delà des seuls sympathisants du mouvement.

Un autre point négatif c'est que le M20F, même s’il a favorisé le développement de luttes sociales n'a pas vraiment réalisé de jonction sérieuse avec elles. La convergence entre la question sociale et la question politique est très importante et n'a pas encore été réalisée. Et c'est justement là où un front populaire, politique et social aurait un rôle à jouer.

Explique-nous de manière un peu plus précise comment serait, à ton avis, ce front !

Un front peut regrouper des partis existants mais doit être plus large, il peut comprendre un tissu associatif, des collectifs d’artistes ou d’activistes, des intellectuels, des citoyen-e-s qui ne sont pas encarté-e-s - c’est-à-dire tous ceux et celles qui sont en rupture avec le régime. Pour moi, cela peut se faire sur la base d’un programme plus ou moins souple, qui respecte les principes de démocratie, liberté, dignité et justice au sens large avec pour objectifs de s’émanciper de la dictature du makhzen au niveau politique (istibdad), économique (prédation), social (Hogra) et culturel (conservatisme).

Quelles sont tes prévisions quant au M20F pour 2013 voire les années à venir?

Je pense que les activités du M20F vont se poursuivre. C’est-à-dire qu’il y aura encore des réunions, des Assemblés Généraux (AG) et des manifs, mais il va nécessairement évoluer vers autre chose. Il peut aussi aller vers une convergence avec des mouvements sociaux qui ne s’organisent pas en AG mais qui ont des revendications concrètes : baisse des tarifs d’électricité par exemple. Il ne faut pas oublier que le gouvernement veut faire passer une réforme de la compensation qui peut faire mal à des classes moyennes éduquées et déjà en tension avec le régime. Ces catégories sont très sensibles au discours politique du M20F mais ils peuvent à l’avenir rejoindre ses revendications de justice sociale.

Je pense aussi que le moment est propice pour faire une vraie réflexion sur la société alternative que l’on veut. Il faut préciser ce que veut vraiment la jeunesse au niveau politique, social, économique, religieux et culturel. Si on ne construit pas d’alternative même si les manifestations et les soulèvements continuent, sur le long terme on va échouer.

Mamfakinch

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