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Marianne et Mahomet, un mariage impossible
Au Maroc, les propos de Claude Guéant révèlent des desseins inavoués. Ils sont pris comme un aveu de l’incompatibilité entre islam et laïcité. Une idée que la monarchie accepte et défend opportunément.
Vue de Rabat, la sortie de Claude Guéant qui expliquait que «l'accroissement du nombre de fidèles (musulmans) en France pose problème», bien plus qu’un outrage, est reçue comme un aveu. Un aveu de la part de la République d’une incompatibilité indépassable entre islam et laïcité, entre Marianne et Mahomet.
Au Maroc, l'opinion populaire fait rarement la différence entre laïc, agnostique et athée. Pour elle, un laïc marocain est quelqu'un qui a renié sa religion. Il s’est détourné du «droit chemin» et s’est exclu de la communauté musulmane. Lorsque la France évoque la menace démographique de l’islam, il ne peut donc s’agir que d’islamophobie, de persécution des musulmans en terre chrétienne, de relents racistes. Aussi, la petite phrase de Guéant est comprise comme le révélateur de la pensée cachée, non avouée du «Roumi Chrétien», de l’infidèle, de l’ennemi Croisé. Au relent raciste répond immédiatement le repli identitaire.
La laïcité, «un mot barbare»
«La laïcité est un mot barbare qui ne possède aucune science; elle est basée sur la séparation de l'Église et l'État, elle est la clef de la déviation de la pensée et du comportement à la moisissure. Faire émerger la laïcité au Maroc par les flagorneurs illusionnistes de la civilisation occidentale —qui a construit une civilisation sur l'épave d'autres civilisations et sur les corps de millions de personnes tombées en particulier pendant la Première Guerre mondiale— c'est accepter leurs crimes», s’enflamme un internaute qui s’oppose ainsi à toute idée de laïcité en terre d’islam, telle que défendue par un groupe de Marocains sur Facebook.
Le courant de pensée —certes minoritaire— qui défend la laïcité au Maroc, appelle les Marocains de France à respecter les «valeurs culturelles de leur pays d’accueil». Pour eux, c’est aux musulmans de faire un effort sur leurs croyances, et non à l’Etat français. Ils doivent ainsi s’adapter aux valeurs républicaines et s’assimiler en abandonnant toute attitude religieuse ostentatoire. Ceux-là sont immédiatement pris entre deux feux et accusés de conforter à leur manière le propos stigmatisant de Guéant.
Les défenseurs des libertés individuelles sont fustigés, comme le Mouvement Mali notamment sur la question du jeûne pendant le Ramadan parce qu’il «choque la société marocaine» et qu’il distille «des idées qui ébranlent la foi des musulmans». Les mêmes tenants de la bondieuserie qui attaquent le Mouvement Mali diront que les musulmans sont opprimés en Occident et n’accepteront pas l’idée que leurs pratiques religieuses puissent tout aussi choquer là-bas.
Si la France semble totalement hypnotisée par la question de l’islam, —en rapport notamment avec celle de l’immigration—, il faut savoir aussi que le pouvoir théocratique marocain est dans le déni total de cette problématique d’intégration.
En son temps, le roi Hassan II défendait mordicus l’idée de démarcation entre islam et laïcité.
Selon lui, les «Marocains de l’étranger» sont appelés tôt ou tard à retourner en terre d’islam. Il utilisait pour cela la métaphore de l’huile et de l’eau: on peut secouer un mélange des deux liquides, mais les molécules restent séparées et dès qu’on arrête d’agiter la solution, chaque liquide se reconstitue séparément.
Un «prêt à penser» distillé par le trône
Les Marocains résidents en France —y compris ceux qui ont la nationalité française— demeurent des sujets de Sa Majesté, Commandeur des Croyants. Ils sont à ce titre fortement encadrés par des officines religieuses pilotées par l’ambassade du Maroc —et ne sont pas considérés comme assujettis aux valeurs d’une République laïque française.
Cette doctrine diplomatique fait que Rabat se garde bien de contrarier la France sur le débat sur la laïcité. Aucune ingérence sur les questions ayant trait au port du voile, à la mixité dans les piscines, aux prières dans les rues, sur les carrés musulmans dans les cimetières, à propos des repas confessionnels à la cantine ou sur la neutralité des services publics, ne sera donc de mise. Au contraire: c’est le lien indéfectible avec la mère patrie, la culture marocaine, la langue arabe qui sera souligné et défendu.
Le Maroc encourage ainsi l’enseignement des préceptes de l’islam à ceux qui ne sont définis que comme des Marocains résidents à l’étranger (MRE). Cette politique est sublimée par un «prêt-à-penser» véhiculé à travers une forte propagande des chaînes de télévision satellitaires en direction de la diaspora, à qui on inculque l’attachement au trône et à la religion. Les MRE ne sont valorisés que sous l’angle réducteur de la réussite sociale tant ils ne sont sollicités que pour la manne financière qu’ils peuvent apporter à leur pays d’origine.
L’inquiétante ambivalence de la France
Pris dans ce carcan idéologique, nombreux sont les jeunes Français d’origine marocaine qui règlent leurs problèmes d’acculturation en se complaisant dans un patriotisme originel qui les éloigne de tout esprit critique. S’ils remplissent les stades lorsque l’équipe de football du Maroc joue, ils sont rares à se mobiliser pour une démocratisation du royaume. Preuve en est leur absence remarquée lors des manifestations parisiennes accompagnant le Printemps arabe. Ceux qui soutiennent par exemple le Mouvement du 20 février se comptent plutôt parmi les étudiants, les exilés politiques et les activistes de la société civile.
Cet état de fait alimente la charge négative dont est affublée la notion de laïcité au Maroc, considérée comme une menace de l’ordre moral prôné par l’islam. C’est aussi un moyen efficace de justifier un arsenal juridique particulièrement sévère: l’obtention de la nationalité marocaine, l’accès aux services publics pour certains binationaux est un vrai chemin de croix.
Mieux: dans la pratique, c’est surtout l’ambivalence française qui inquiète. La République applique sur son sol des règles en violation totale de ses sacro-saints principes laïques. L’exigence d’un certificat de coutume dans le cadre d’un mariage civil mixte par exemple fait que la France s’accommode aisément de contraintes religieuses «importées». Une Marocaine ne peut contracter une union civile avec un athée français que si ce dernier se convertit à l’islam. Ne parlons même pas du Pacs qui se voit à ce titre interdit.
Aussi, de Paris, les démocrates marocains se gardent de plonger tête baissée dans un débat où les enjeux politiques appellent à la suspicion.
«On s'y intéresse très peu, voire pas du tout, pour une raison simple: ce débat apparaît comme une énième manœuvre de Sarkozy, avec ce qu'elle contient de relents xénophobes. En ce qui me concerne, j'ai pris l'habitude d'ignorer ce travers détestable de la politique française», estime pour sa part Younès Benmoumen, président de Cap Démocratie Maroc.
Pour d’autres, ce débat demeure pourtant salutaire, à l’image de l’écrivain Youssef Jebri qui se définit comme «français d’origine marocaine et de culture arabo-musulmane». Mais pour lui aussi, «ce débat est, pour ainsi dire, mal né, probablement à cause de sa formulation alambiquée et des desseins inavoués des porteurs de ce projet, à savoir la direction politique de l’UMP».
Ali Amar
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