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Les expulsés de l'indépendance
Le Sud-Soudan a tout juste quelques jours. Des habitants de Djouba se plaignent déjà d’abus commis par les autorités au nom de cette naissance.
Dans le jargon militaire, on les qualifierait de «dommages collatéraux». Eux se voient davantage comme les premières victimes de la sacro-sainte «raison d’Etat» d’un Sud-Soudan qui vient tout juste de naître.
«Je suis étranger à l’intérieur de mon propre pays, de ma propre ville!», se lamente en pleurant Mandela Nelson Jacob. Le vieil homme de soixante ans passe ses journées, à l’ombre d’un arbre à Gurei, à plus d’une demi-heure de Juba, la capitale du Sud, assis sur sa chaise en plastique bleue à ressasser sa vie d’avant 2009.
Cette année-là, des membres du gouvernement du Sud-Soudan (Goss) sont venus chez lui pour lui intimer l’ordre de quitter sa maison dans la semaine.
«Ils m’ont dit qu’ils avaient besoin de ma terre pour construire les nouveaux ministères en prévision du nouvel Etat. J’ai eu une semaine pour partir.»
Au lendemain de l’accord global de paix entre le nord et le sud du Soudan en 2005, qui a mis fin à plus de 20 ans de guerre civile, le Sud-Soudan est devenu une région semi-autonome. Le Goss avait alors besoin de terres pour construire ses ministères, dans la perspective d’une future indépendance.
Pour récupérer ces terrains, il a procédé à des expulsions en ville, particulièrement autour du mausolée John Garang, du nom du chef historique des indépendantistes sudistes.
Aujourd’hui, le quartier de John Kajuk, à Juba, a été rasé pour permettre d’ériger notamment la statue de John Garang, inaugurée le 9 juillet 2011 par Salva Kiir, le président du Sud-Soudan, qui a ensuite officiellement proclamé la création du pays.
Réfugiés en périphérie de Juba
Comme des milliers d’expulsés issus de l’ethnie des Baris, habitants originels de Juba, il a dû trouver où refaire sa vie. Ces Baris se sont donc retrouvés à Gurei, un lieu en périphérie de Juba, dernière trace d’urbanisation avant la brousse, de l’autre côté des monts Jebel. Un choix davantage subi que voulu.
«Il y a cinq ans, quand les premiers d’entre nous sont arrivés, il n’y avait rien. C’était juste de la terre et des herbes hautes», décrit Maurice Nyan. L’eau n’est fournie que par des camions-citernes qui ont dû mal à venir jusqu’à eux en période de saison des pluies (d’avril à décembre) car les chemins de terre sont impraticables.
Pas de méprise; habiter le centre de Juba n’est pas la panacée. L’eau courante et le raccordement à l’électricité sont choses rares et réservées aux hôtels ou aux dignitaires.
Seulement, quitter l’effervescence, même relatif, de la ville pour se retrouver en lisière de la savane a de quoi décontenancer.
Les femmes se plaignent de l’absence de marché. Le plus proche est à 15 minutes de marche. Surtout, les enfants sont en grande majorité déscolarisés.
«Il n’y a pas d’école aux alentours. Certains continuent à aller en ville, c’est à plus de deux heures à pied. La vie est triste ici», se désole John Kajuk.
Difficile de chiffrer exactement le nombre de Baris forcés de quitter le centre pour la banlieue. Le chef de la communauté de Gurei, Modesto Sylvano Pitio, parle de 4 à 5.000 personnes, une estimation qui ne repose sur aucun recensement officiel.
Des expulsions à la limite de la légalité
Du côté de la toute nouvelle administration sud-soudanaise, on préfère la jouer profil bas. Ces expulsions ont été réalisées dans une légalité incertaine. La loi coutumière, reprise dans la Constitution transitoire, sur laquelle Salva Kiir a prêté serment le 9 juillet, est pourtant claire: la terre n’appartient pas au gouvernement mais aux communautés. Si les autorités ou un particulier veut construire un bâtiment, il doit se procurer toute une série d’autorisations des différentes strates administratives: communauté, village (boma), localité (payam), comté et enfin, Etat.
Au ministère des Infrastructures de l’Etat du Centre-Equateur, le Premier directeur général, Louis George Gore, concède qu’au moment des réquisitions de terrain, l’administration n’avait pas ces autorisations: «Après les accords de paix, nous avions besoin de terrains rapidement.» Pour faire bonne figure, il s’appesantit davantage sur un argument de sécurité publique:
«Il y avait beaucoup de prostitution, d’échange de coups de feu la nuit là-bas. Il y a aussi eu un nettoyage dans d’autres zones de la ville, comme Nyakuron, à cause de la criminalité.»
Dans la Constitution définitive, les dirigeants envisagent fortement de supprimer le droit de propriété de la terre aux communautés.
Malgré ces aveux, il est hors de question de dédommager ces Baris.
«Ce ne sont pas des réfugiés ou des déplacés, nous n’avons pas de politique spécifiques pour eux», répond, lapidaire, Stans Yatta, le directeur de la commission sud-soudanaise de secours et d’insertion pour l’Etat du Centre-Equateur.
S’ils veulent retrouver un logement en ville, les Baris doivent passer par la procédure normale. C’est-à-dire faire une demande au ministère des Infrastructures puis obtenir les différentes autorisations. En attendant, ils louent leurs habitations, des maisons faites de boue séchée, à des propriétaires qui logent dans d’autres lieux, plus proches du centre.
Baris contre Dinkas
La plupart d’entre eux sont résignés à vivre ici. Ils espèrent que le nouvel Etat ne les abandonnera pas totalement:
«On prie pour que Gurei devienne bientôt une zone de Juba à part entière et pas un village isolé comme c’est le cas maintenant, explique Martin Modi. Je comprends pourquoi le gouvernement voulait nous faire partir, mais il doit maintenant nous aider.»
Bill Mike Sabri a participé à la célébration du 9 juillet. Malgré les conditions de son départ, il ne cache pas son admiration sur ce qu’est devenu son ancien quartier:
«Ils ont tout nettoyé, c’est vraiment joli maintenant. Et puis, ils ont mis la statue de John Garang, qui est notre héros à tous. Je suis fier de ça.»
D’autres expulsés se montrent moins magnanimes envers les autorités:
«La composition du Goss devrait être plus équilibrée. Les Dinkas [ethnie majoritaire au Sud-Soudan, ndlr] ont tous les hauts postes», se plaint Thomas Bakif Tumpora.
Lors du référendum d’indépendance en janvier 2011, les anciens ont décidé de ne pas aller voter. Un geste de protestation contre la politique du Goss menée à leur endroit.
Maurice Nyan est l’un d’eux. Dans un demi sourire, il explique aussi que ce déménagement à Gurei est comme un retour en arrière:
«Durant la Première Guerre civile [1955-1972], nos grands-parents vivaient ici, à Gurei. Ils élevaient du bétail et cultivaient. C’était la brousse ici. Durant les conflits, les rebelles les ont expulsés. Ils se sont alors réfugiés à Juba…»
Mathieu Galtier
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