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Jean-Christophe Rufin dans son bureau d'ambassadeur de France au Sénégal en 2008. Reuters/Normand Blouin
Jean-Christophe Rufin dans son bureau d'ambassadeur de France au Sénégal en 2008. Reuters/Normand Blouin

Rufin: la France doit intervenir en Côte d’Ivoire

Le diplomate et écrivain Jean-Christophe Rufin plaide pour une intervention militaire en Côte d’Ivoire, menée par la France. Il s’est en revanche opposé à celle visant la Libye.

Jean-Christophe Rufin est rentré en juillet de Dakar (Sénégal), où il a été ambassadeur de France pendant trois ans. Le diplomate a sévèrement critiqué la politique africaine de la France à son retour à Paris, fustigeant l’incapacité du Quai d’Orsay à faire valoir son point de vue face à l’Elysée. Deux fois prix Goncourt pour L’Abyssin (1997, prix du premier roman) et Rouge Brésil (2001), il est à 58 ans le plus jeune membre de l’Académie française. Et l’une des rares voix françaises à s’élever contre l’intervention militaire occidentale en Libye. Il s’en explique à SlateAfrique, tout en revenant sur les excellentes raisons qu’aurait à son avis la France d’intervenir en Côte d’Ivoire.

 

SlateAfrique - Si la France intervient en Libye pour protéger des civils, ne faudrait-il pas qu’elle intervienne aussi en Côte d’Ivoire?

Jean-Christophe Rufin - C’est une question de doctrine. Si l’on ne veut pas prendre des décisions si lourdes au doigt mouillé, il faut avoir une doctrine, une idée de ce que l’on fait ou pas. Il nous faut une position de la France au nom des valeurs qu’elle défend. S’il s’agit d’intervenir partout où nous le pouvons pour protéger les victimes, il faut le dire, le faire savoir, en discuter et s’en donner les moyens. Pour l’instant, personne n’a jamais dit qu’il en était question. Alors si ce n’est pas le cas, quels sont les critères pour choisir les causes qu’on va défendre? J’ai trouvé que les décisions prises au sujet de la Libye étaient à rebours de tous ces principes. Elles se sont faites dans l’opacité la plus totale, après que les diplomates ont marqué [avec le groupe Marly, ndlr] leur opposition à ce qu’ils avaient appelé «l’impulsivité» du président de la République française, son autisme, le fait d’agir seul. On a changé de ministre des Affaires étrangères [Michèle Alliot-Marie remplacée par Alain Juppé, ndlr], et la première chose qu’on fait, c’est de déclarer une guerre sans lui en parler et sans même solliciter son avis!

SlateAfrique - Ne faudrait-il pas aussi définir une politique africaine de la France? Ne nage-t-on pas en plein brouillard aussi en Afrique, et notamment en Côte d’Ivoire?

J.-C. R. - Ce qui paraît curieux, c’est qu’on se pose la question de la Côte d’Ivoire au travers de la Libye, mais pas au travers de l’Afrique. La crise ne date pas d’hier, elle est ancienne et a pris un relief particulier depuis les élections. Mais il n’y a eu aucune discussion sur une intervention.

SlateAfrique - Et ce, alors que la France dispose de 900 hommes très expérimentés, dans le cadre d’une force Licorne toujours présente et qui pourrait intervenir?

J.-C. R. - Il y a aussi eu, souvenez-vous, des déclarations extrêmement martiales de la part de la France. Nicolas Sarkozy a donné en décembre quelques jours à Laurent Gbagbo pour quitter le pouvoir. Or, il ne s’est rien passé. Et aucune conséquence n’en a été tirée. Comme je l’ai dit au Sénégal, on manque d’un cadre politique pour la prise de décision en Afrique. Dans un endroit où la France continue à exercer des responsabilités de puissance particulièrement importantes, il n’y a pas de feuille de route… L’Afrique de l’Ouest est l’un des endroits du monde, avec le Maghreb, où la France est une vraie grande puissance, et presque seule en plus… Il existe une feuille de route continentale avec les décisions prises par Sarkozy, qui sont tout à fait respectables: renégocier les accords de défense, élargir notre partenariat à l’ensemble du continent, au-delà du pré carré, et se faire le porte-parole de l’Afrique dans la réforme de la gouvernance mondiale... Nous avons un discours continental sur l’Afrique, mais pas de doctrine par rapport aux crises.

SlateAfrique - Une contagion du printemps arabe est-elle possible en Afrique subsaharienne?

J.-C. R. - Au Sénégal, oui, mais les Sénégalais ne livrent pas les combats perdus. Sur la question de la gestion dynastique du pouvoir, le fils du président Abdoulaye Wade a déjà tiré les conclusions, sans attendre que les gens descendent dans la rue pour demander sa tête. Beaucoup disent que Karim Wade a déjà décroché, d’une certaine façon. Si c’est pour faire du business, il est content. Mais si c’est pour prendre des missiles sol-air, il n’est pas preneur. Ce n’est pas un homme politique dans l’âme. Il n’a pas de qualités de tribun, il n’est pas à l’aise en public. Le père, lui, est un vrai politique africain et même français d’une certaine manière…

SlateAfrique - Avec un côté mitterrandien?

J.-C. R. - Oui, absolument. Il a la même subtilité et cette capacité à faire le démagogue au fin fond du Sénégal.

SlateAfrique - Et ailleurs en Afrique, quel est le risque de contagion?

J.-C. R. - Il s’agit surtout du Sénégal à mon sens. Les autres pays sont pollués par d’autres problèmes. Le Mali est occupé par la question Nord-Sud et Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi). Le Niger s’en est assez bien sorti avec les dernières élections. Le Sénégal a un fonctionnement assez proche de la Tunisie, avec une classe moyenne importante.

SlateAfrique - A cette différence près que la liberté d’expression existe tout de même au Sénégal?

J.-C. R. - Une certaine souffrance ne s’épuise pas dans la libre expression ou dans les propos des journaux. La souffrance du peuple, des jeunes sans aucune perspective d’avenir, est quand même réelle. Les histoires de coupures de courant prennent des proportions importantes. Il y a sur le dossier énergie une question critique, susceptible de faire descendre les gens dans la rue.

SlateAfrique - Que penser de la valorisation de partenaires émergents autres que la France au Sénégal?

J.-C. R. - Les espoirs qu’ils suscitent correspondent à un discours sur le déclin de la France bien vu à Paris. Quand Wade vient faire un discours pour dire que la France, c’est fini, et que nous ne vendrons plus une seule mobylette en Afrique, ça passe très bien. Ce discours correspond à notre névrose par rapport à notre supposé déclin. Le problème, c’est que ce n’est pas vrai et que les choses ne se passent pas comme cela. Même si ce discours alimente l’idée qu’on ne peut plus jouer de rôle en Afrique, tout comme l’impunité du gouvernement actuel. N’ayant pas de politique africaine, il n’est pas sanctionné: de toute façon, la France est perçue comme incapable d’agir en Afrique. Elle n’a donc pas besoin de politique africaine.

SlateAfrique - Que faudrait-il faire en Côte d’Ivoire?

J.-C. R. - On a laissé Gbagbo créer une situation de violence et d’ethnicisation. Il y a deux logiques qui s’affrontent, l’une ethnique et l’autre démocratique. Des élections se sont tenues, reconnues. Si on était resté dans cette logique, il fallait faire partir Laurent Gbagbo. Y compris par la force, à ce moment-là, tout de suite. Mais on ne refait pas l’histoire. N’étant pas parti, Gbagbo a installé une autre logique, celle du réduit ethnique: Ouattara, c’est le Nord, et lui c’est le Sud. Si on intervient aujourd’hui, il y aura sans doute une forte résistance des gens du Sud, convaincus qu’ils seront en danger par la propagande qu’ils subissent depuis plusieurs mois. On n’a pas beaucoup d’autre choix que d’intervenir. Cette intervention, si elle se fait, devrait s’accompagner d’une remise à plat politique. Un agenda politique est nécessaire: soit l’application du vote, soit un nouveau vote, soit un gouvernement qui tienne compte des deux camps, ce qui ne serait pas une mauvaise chose…

SlateAfrique - Un gouvernement de coalition avec ou sans Gbagbo?

J.-C. R. - Sans Gbagbo, mais avec une forte représentation des gens de son groupe. L’erreur serait de repartir sur une opération humanitaire, d’attendre qu’il y ait des massacres, comme en Libye, pour refaire la même histoire qui commence bien et qui finit mal. On va sauver quelques victimes mais après, on ne sait pas où on va, on aura beaucoup de problèmes.

SlateAfrique - La France doit-elle intervenir seule en Côte d’Ivoire, ou avec l’Union européenne, ou encore un front plus vaste?

J.-C. R. - La France doit être leader d’une affaire comme celle-là, encore plus logiquement qu’en Libye. La Côte d’Ivoire se situe dans notre zone d’influence et de responsabilité. Mettre en avant des exigences, comme l’a fait le président Sarkozy, et ne tirer aucune conclusion du fait qu’on n’a pas été écoutés, c’est très grave. Nous avons loupé le coche. Les Européens n’interviendront pas si la France ne marque pas une direction. Ils pensent que nous avons les clés dans cette zone, ce qui n’est pas faux. La communauté internationale, pour une fois, est convaincue d’un point, la victoire de Ouattara, un homme qui dispose par ailleurs d’une aura internationale forte. Il faut mettre l’Union africaine (UA) dans le coup, ou à tout le moins la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Plus on attend, plus l’intervention sera une opération de catastrophe, et moins elle aura de chances d’aboutir à quelque chose. Plus on s’y prend en amont, plus elle pourrait s’appuyer sur un objectif politique. Plus on attend, plus ce sera de l’humanitaire, du patouillis, du pansement, du cafouillage…

Propos recueillis par Pierre Cherruau et Anne Khady Sé


Pierre Cherruau et Anne Khady Sé

Pierre Cherruau. Journaliste et romancier, il a dirigé le service Afrique de l'hebdomadaire Courrier international. Journaliste sénégalaise, Anne Khady Sé est spécialiste de l'Afrique de l'Ouest.

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