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Les cinéastes africains doivent sortir du ghetto
«C’est le dernier Fespaco auquel j’assiste». C’est un vrai coup de gueule de la part du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun. Prix du jury du Festival de Cannes 2010 pour son film Un homme qui crie, projeté en compétition officielle, Haroun est un réalisateur africain libre et exigeant. Dans une interview accordée à Africultures.com à l’issue de la 22e édition du Festival panafricain du cinéma et de la télévision de Ouagadougou (Fespaco), qui s'est tenue du 26 février au 5 mars 2011 dans la capitale du Burkina Faso, Mahamat-Saleh Haroun ne mâche pas ses mots pour dénoncer l’amateurisme persistant et rédhibitoire de ses organisateurs.
Mahamat-Saleh Haroun dénonce des défaillances pénibles, comme des chambres d’hôtels qui n'ont pas été réservées, des billets d’avion non-fournis par le festival, qui traduisent un manque de respect à l’égard des cinéastes et membres du jury dont certains n’ont pu être présents. De surcroît, cette incurie logistique est doublée d’une médiocrité en termes de sélection de la programmation. Sans compter que «des films, programmés pour la compétition et projetés au jury, sont, in fine, retirés de la compétition sous prétexte qu'ils étaient en copie numérique. On se retrouve dans une répétition des choses, comme une maladie incurable, comme si rien ne pouvait bouger en 41 ans d'existence du festival».
La coupe est pleine pour Mahamat-Saleh Haroun, après seize années de participation au Fespaco:
«Dorénavant, mes films ne seront plus en compétition. Si on ne dit pas les choses publiquement, il n'y aura pas de débat. Si je parle, c'est pour qu'on essaie d'améliorer les choses. Je sais qu'aucune œuvre humaine n'est parfaite, mais il y a tout de même une limite au tolérable… On est face à un corps inerte, le Fespaco, qui a besoin d'électrochocs pour se réveiller.»
Loin de s’améliorer selon lui, le Fespaco présente des signes de dérives inquiétants pour un événement artistique et à vocation culturelle. Ainsi, dans son discours d’inauguration, le ministre de la Culture burkinabè n’a guère évoqué le cinéma mais préféré s’étendre sur les spécialités culinaires du Burkina, à savoir le poulet bicyclette et le poulet au rabilé.
«Je sais que le ministre de la Culture est aussi celui du Tourisme, mais le Fespaco est d'abord une fête du cinéma. Ce festival respecte-t-il vraiment le cinéma ou bien est-ce simplement une fête populaire où l'on vient pour le soleil et les millions distribués en prix spéciaux? Faut-il continuer à accepter cela à cause d'un essentialisme qui nous serait propre? Il y a là une comédie sociale proprement africaine, ancrée dans notre tradition, où la solidarité entre cinéastes est absente. Et nous cautionnons ce spectacle pas notre seule présence.»
A ses yeux, le Fespaco souffre d’un problème originel et lourd de conséquences: il s’agit d’un festival d’Etat, directement géré par le ministère de la Culture du Burkina Faso. Auprès de ses pairs, Mahamat–Saleh Haroun prône la rupture à travers un appel au boycott. Mais il doute du succès d’une telle entreprise devant la nécessité des réalisateurs africains:
«Une vingtaine de cinéastes marquants suffiraient pour que le festival n'ait pas lieu, mais pour cela il faut vingt consciences. Je ne suis pas convaincu qu'il y ait vingt consciences qui soient prêtes à renoncer aux prix attribués. Ce festival d'Etat joue avec la misère des cinéastes.»
Il se montre critique envers le «cinéma africain», un concept qu’il réfute:
«S'il y a quelque chose à sauver, ce n'est pas "le cinéma africain", qui n'existe d'ailleurs pas, mais des visions de l'Afrique par différents auteurs africains. S'il n'y a pas de vision, notre horizon restera le seul Fespaco et on n'en sortira pas,si bien que notre cinéma sera de plus en plus marginalisé puisque sortant d'ici, il cheminera de festival en festival "ethnique", les "festivals de cinéma africain". On naît marginal, et on termine marginal. Aucun cinéaste qui se respecte ne rêve de cela.»
Mahamat-Saleh Haroun se défend de tout élitisme. Cependant, il ne partage pas la tendance observée au Fespaco d’un cinéma prétendument populaire, c'est-à-dire à la fois accessible à un public large et rentable en termes de marché.
«On voit des films dans cette sélection où les comédiens sont mal dirigés et où les choses sont caricaturales: veut-on nous dire que le public africain est à ce point crétin qu'il faut descendre au degré zéro du cinéma pour faire des films populaires?»
Un mot transparaît dans les critiques formulées par Mahamat-Saleh Haroun: la dignité, source de son travail et de son œuvre.
«Si on la perd, on ne peut mener les combats qui se profilent. Sinon, on peut passer sa vie à s'asseoir sur des bancs à boire du thé comme l'a montré , en bougeant de place en fonction de l'ombre portée.»
Lu sur Africultures.com