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Nabila Ben Youssef © Stéphanie Trouillard, tous droits réservés.
Nabila Ben Youssef © Stéphanie Trouillard, tous droits réservés.

Nabila Ben Youssef, musulmane et cochonne

Installée depuis plus de 15 ans au Québec, Nabila Ben Youssef bouscule les consciences avec des sketchs intelligents et osés. Religion, sexualité, différences culturelles; cette comique tunisienne n’a aucune barrière.

C’est en habit traditionnel tunisien que Nabila Ben Youssef arrive sur scène. Dans son caftan brodé étincelant, elle se lance dans un baladi endiablé. Tout en remuant les hanches, elle essaie d’expliquer à son public québécois les rudiments de la fameuse danse du ventre. Dans le numéro suivant, ambiance radicalement différente: c’est sous un voile intégral qu’elle apparaît. Nabila marche comme un mannequin dans un défilé de mode imaginaire, en burqa. La nouvelle collection printemps/été des femmes qui vivent dissimulées. Un voile que Nabila finit par jeter rageusement au sol, au profit d’un haut sexy, d’un jean à la mode et de talons hauts. Un geste fort, mais la parodie ne fait pas rire tout le monde.

«Lors de mon dernier spectacle, une fille voilée a quitté la salle», raconte l’humoriste, avec un mélange d’agacement et de fierté. «Je suis agressée par de nombreuses femmes voilées qui me disent que je ridiculise la religion. Mais c’est mon droit! Quand est ce qu’elles vont comprendre qu’on est dans un pays libre?»

Une jeunesse politique et artistique

Un goût pour la provocation qu’elle cultive depuis sa plus tendre enfance. C’est à Sfax, la deuxième ville de Tunisie, où elle est née en 1963, que Nabila transgresse ses premiers interdits. Fille d’un épicier et d’une mère analphabète, elle a été élevée dans un milieu modeste mais tolérant. Ses parents lui inculquent les rudiments de la religion musulmane mais ne l’obligent pas à la pratiquer:

«Mes parents ne sont pas des fanatiques. Ils sont très ouverts. Ils ont toujours vécu leur religion en privé. C’est seulement entre eux et Dieu.»

C’est pourtant en cachette qu’elle s’engage, dès l’âge de 12 ans, dans une voie artistique. Le samedi, elle se faufile discrètement au conservatoire de danse:

«C’était ma première rébellion. J’en ai entendu parler et je me suis inscrite dans cet établissement qui était juste fréquenté par les riches, même s’il était gratuit.»

Nabila s’exerce aussi dans les mariages. Alors que les femmes sont censées faire la fête entre elles, elle est la seule à oser se déhancher avec les hommes. Punie par sa mère, elle n’écoute que son envie et danse nuit après nuit.

Elle retrouve la présence des garçons dans un parti politique qu’elle intègre à 15 ans, le Mouvement des patriotes démocrates (MPD). Nabila devient l’une des rares filles à prendre la parole au sein de ce rassemblement d’extrême gauche, inspiré du marxisme-léninisme. En 1983, elle participe même à la grève dans son lycée lors des émeutes du pain, plusieurs jours de révoltes pour protester contre l’augmentation des prix:

«On a failli avoir une révolution, mais le peuple n’était pas encore prêt.»

Nabila se fait encore une fois remarquer par ses discours. Le directeur du lycée la menace violemment et finit par l’expulser. Des faits d’armes que Nabila se remémore avec un grand plaisir, un petit sourire espiègle au coin des lèvres:

«Il m’a insultée, il m’a intimidée, mais cela n’a pas marché.»

La jeune femme n’est pas plus effrayée par la réaction de ses parents. Sa mère tombe pourtant à genoux en pleurant lorsqu’elle apprend que sa fille a été renvoyée. Mais Nabila a déjà la tête ailleurs. Elle laisse tomber la danse et la politique après avoir goûté à une nouvelle passion: le théâtre.

«La première fois que j’ai mis les pieds à une répétition, ça a été le coup de foudre. J’ai enfin découvert le sens du mot liberté», raconte-t-elle.

Libre, elle ne l’est pas encore tout à fait. C’est encore une fois dans le secret qu’elle s’épanouit:

«Je faisais des tournées en secret avec une troupe amateur. J’inventais que j’étais chez ma sœur ou quelqu’un de ma famille.»

Farouchement éprise d’indépendance, c’est tout naturellement qu’elle décide de partir pour Tunis, la capitale, pour vivre sa vie. Elle décroche un poste de fonctionnaire aux Postes et Communications tout en enchaînant ses premiers rôles professionnels au théâtre et à la télévision. Une grande maison en centre-ville et une popularité naissante: Nabila aurait pu se contenter de cette vie confortable de trentenaire. Mais la Tunisienne se sent à l’étroit sous ce régime cadenassé. La liberté, elle ne l’embrasse vraiment que lors de son premier voyage en France. Elle participe alors à une tournée de la pièce Les Troyennes, une tragédie d’Euripide:

«C’est la première fois que je me suis sentie comme une vraie artiste. On a joué au Théâtre du Rond-Point à Paris. J’étais tellement choyée! J’avais même deux amoureux à l’époque.»

Nabila ne ressent pas pour autant l’envie de s’installer dans l’Hexagone.

«J’aime beaucoup la France comme touriste, mais je n’aimerais pas y vivre. Tu as toujours des comptes à rendre. Les Français jugent beaucoup sur l’apparence», reproche-t-elle.

À son retour, elle entend parler de la création de l'Institut de cinéma de Tunis. Elle s’inscrit à la formation et à la fin de l’année, une rencontre bouleverse sa vie. En partenariat avec l’école, la réalisatrice québécoise Louise Carré l’engage comme stagiaire pour le montage de son documentaire sur les femmes musulmanes, Mon cœur est témoin. La première partie du travail se déroule en Tunisie, mais la seconde est prévue à Montréal. Nabila s’envole pour le Canada avec l’équipe en novembre 1995.

Une renaissance québécoise 

Pendant trois mois, elle découvre le Québec et vit une seconde naissance:

«Je me suis sentie moi-même pour la première fois. J’ai toujours été libre en Tunisie, mais en cachette. Au Canada, je pouvais enfin vivre mes péchés au grand jour. La mentalité des gens me correspond également. Il n’y a pas d’hypocrisie. Je me suis dit que c’est ici que j’aurais dû naître.»

Quelques semaines plus tard, elle décide de s’installer pour de bon dans la Belle Province. Sans famille, sans argent, ses débuts en terre québécoise sont plutôt difficiles:

«J’ai commencé à auditionner un peu partout, mais il y a quinze ans on ne voyait pas encore beaucoup de comédiens d’origine étrangère.»

Nabila multiplie les petits boulots; danseuse de baladi dans des mariages ou guichetière dans des salles de spectacle.

Tellement désespérée de ne pas décrocher de contrat, elle finit par participer à une formation de gestion de carrière artistique. Pour la valider, elle présente un monologue comique. La recette fonctionne et on lui conseille de tenter le concours d’entrée de l’École de l'humour de Montréal. La comédienne n’en avait jamais entendu parler. Unique en son genre, cet établissement est pourtant une référence et forme depuis vingt ans la crème de l’humour québécois.

À 39 ans, Nabila est sélectionnée et reprend le chemin de l’école:

«Je les ai séduits. J’ai joué le numéro d’une jeune mariée qui arrive à la douane. Elle explique qu’elle a été commandée par un immigrant qui veut une fille du pays encore vierge.»

Elle a déjà un ton original et un sujet de prédilection: l’intégration de la communauté musulmane. Durant un an, elle doit préparer un nouveau numéro par semaine —écrit, mis en scène et appris par cœur. La formation est intensive, les professeurs exigeants et les élèves beaucoup plus jeunes, mais elle ne lâche pas et décroche son diplôme.

Un poil provoc'

Mais le plus dur reste à faire. Pas facile pour une femme —d’origine arabe de surcroît— de se faire accepter dans les salles québécoises:

«Je m’autoproduisais dans de petits théâtres. Je testais les numéros pour voir si les gens étaient intéressés par mon univers. J’ai commencé devant 40 personnes, et puis les salles ont commencé à se remplir.»

Nabila monte un premier spectacle intitulé J'arrive, mais n’attire véritablement l’intérêt des médias qu’en 2005, avec un show au titre provocateur: Arabe et cochonne.

«Il fallait choisir un nom punchy pour attirer l’attention et pour montrer que j’existe. C’était également une manière d’aller contre les préjugés et dire que les femmes arabes ne sont pas toutes soumises. Il y a aussi des femmes avant-gardistes, épanouies et cochonnes», explique l’humoriste.

Le succès est au rendez-vous, mais le spectacle lui attire les foudres des musulmans radicaux:

«Certains y ont juste vu une référence au cochon, interdit par l’islam. Mais on utilise souvent le terme "cochonne" ici; c’est une fille qui s’assume, qui est libre dans son corps et dans son esprit. Qui aime faire l’amour et qui le fait bien. Ce n’est pas une salope, c’est une femme sensuelle et de caractère.»

De toute façon, Nabila est imperméable aux critiques. Elle se moque de tout sans exception:

«Dans mes spectacles, je ris de toutes les religions, pas seulement de l’islam. Il est temps de commencer à faire des blagues sur les musulmans ou sur Mahomet. Cela fait déjà longtemps qu’on fait des blagues sur Jésus, Moïse et le judaïsme.» 

Une liberté de ton qui choque aussi parfois les membres de sa famille. Après la représentation de son nouveau spectacle Drôlement libre, sa sœur lui a avoué avoir été gênée par ses blagues sur le Coran. Et ses parents ne connaissent pas son véritable métier:

«Je ne pourrais jamais leur montrer. De toute façon, ils ne comprennent pas le français. Ils sont au courant que je suis comédienne, mais ils ne savent pas ce que je joue.»

Jouer en Tunisie

Pourtant, ils seraient peut-être heureux de voir que leur fille parle avec fierté de son pays. Coïncidence de l’Histoire, elle a mis la touche finale à son dernier show lors de la Révolution du jasmin en Tunisie. Des événements politiques en bonne place dans son stand-up:

«J’étais très heureuse, le jour où Ben Ali est parti. J’étais très excitée, je criais très fort dans ma maison. C’est le rêve de ma vie, une révolution démocratique en Tunisie. Je peux mourir tranquille, même si je sais que cela va prendre du temps. L’étape la plus importante est déjà faite, on ne peut plus reculer.»

Son prochain objectif? Pouvoir, un jour, présenter librement son spectacle sur la terre de ses ancêtres:

«Je souhaite que la grande majorité des Arabes puissent écouter ce que je dis, pour qu’ils réfléchissent et qu’ils évoluent le plus possible. Je ne tue personne, je fais juste des blagues.»

Stéphanie Trouillard

Photo : © Stéphanie Trouillard

 

Stéphanie Trouillard

Stéphanie Trouillard. Journaliste française spécialiste du Maghreb et du Canada.

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