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I kmm a yimma. A toi, ma petite maman

Meryam Demnati

Par Meryam Demnati, de l'Observatoire Amazigh des Droits et Libertés (OADL), Maroc.

Toute ma petite enfance je l'ai vécue interne dans des pensionnats austères de jeunes filles, à pleurer tous les soirs trempée dans mon pipi au lit. (Pas de ta faute, maman!)

Les vacances scolaires, nous les passions très souvent dans le milieu familial maternel du Souss, région berbère du sud, très conservatrice et religieuse, où le grand père, qui dominait en patriarche, inspirait plus la crainte que le respect.

C'était un milieu très fermé où les jeunes filles étaient surveillées de près et ne pouvaient sortir qu'accompagnées de femmes âgées. (Comme tu as dû souffrir aussi, maman!)

Je n'ai commencé à sentir réellement le poids de cette éducation qu'au début de l'adolescence, âge où on ne s'adressait plus à moi comme une enfant, mais comme une «femelle». Je ressentais le regard que posaient les hommes sur ma poitrine naissante comme une agression et j'avais souvent tendance à me tenir le dos rond, ou à porter des pulls larges pour cacher ma féminité. Avec mes cousins, l'été, je jouais aux jeux de garçons, et me battais avec les poings. Je marchais comme un «mec», les bras le long du corps et la tête en avant, au grand désespoir de ma mère qui aurait tant aimé que sa petite fille aux cheveux bouclés soit plus féminine. (Tu étais si douce, maman!).

Le jour où j'ai eu mes règles la première fois, je ne compris pas ce qui m'arrivait. Ma mère à qui je fis part de mon inquiétude (Je t'aime si fort, maman!), m'entraîna solennellement dans sa chambre dont elle ferma la porte à double tour. Elle m'expliqua alors d'une voix que je ne reconnaissais plus, que j'étais devenue une femme et qu'il ne fallait surtout pas que les hommes de la famille s'en aperçoivent. Pendant plusieurs années, mes périodes de menstruations étaient pour moi des périodes de malaise et de rage de ne pas être née garçon.

Que de souvenirs confus d'une enfance imprégnée de légendes et de croyances fabuleuses et hallucinantes!

Notre «culture musulmane» mêlée de croyances païennes terrifiantes, d'histoires fantastiques, de démons et d'enfer brûlant, nous l'avions puisée dans la famille maternelle du Souss, où la religion n'était qu'angoisse et terreur. La terre nous disait-on, tenait sur une corne d'un gigantesque taureau. Quand celui-ci se sentait fatigué, il la posait sur l'autre corne et cela provoquait alors un tremblement de terre. S'il arrivait qu'un jour il rate son coup, ce serait alors la fin du Monde.

D'un autre côté, régnaient d'autres forces inquiétantes. Il y avait un Dieu «Rbbi», toujours vigilant, qui épiait le moindre de nos gestes et à qui rien ne pouvait échapper, même si on se cachait sous les draps. Les filles étaient plus particulièrement surveillées, nous disait-on, étant plus prédisposées par «nature» à commettre de mauvaises actions.

Les «djinns», quant à eux, vivaient cachés parmi nous. Il fallait se garder de les déranger: verser de l'eau bouillante dans l'évier, siffler à l'intérieur de la maison, aller au bain maure la nuit, pouvait les mettre en colère. Ils pouvaient alors se venger en vous paralysant un côté du visage, ou bien pire encore, s'installer au fond de vous et vous habiter à jamais. Il était de coutume de réciter quelques phrases magiques dans une langue incompréhensible pour nous (l'arabe) afin de les éloigner. Leur parler en amazighe n'aurait eu aucun effet sur eux, seule l'arabe était digne du respect le plus haut. L'arabe «noble» et «sacré» sera, nous disait-on, la langue parlée par les élus aux paradis.

(Comme j'ai eu mal à ma langue, Maman!)

Ma s½ur, à l'esprit plus imaginatif que moi et plus facilement impressionnable, ne pouvait dormir sans lumière et sans avoir regardé auparavant sous son lit et dans les placards de sa chambre, de peur qu'un «djinn» ne se soit planqué là, attendant le milieu de la nuit pour l'étouffer. A l'internat, où nous partagions le même «box», je lui tenais la main jusqu'à ce qu'elle s'endorme.

Mais le plus redoutable de tous, c'était un esprit maléfique nommé « Azrayn», toujours aux aguets, qui, si tu n'étais pas un bon musulman, venait te saisir par les cils pour t'emmener droit en enfer, brûler vif.

Enfant, on se battait continuellement contre ces superstitions religieuses où des esprits menaçants et l'au-delà effrayant étaient omniprésents. Nos jeunes esprits rebelles qui refusaient d'admettre ce qui est contraire à la raison, ne voulaient accorder de valeur qu'à ce qui avait une explication rationnelle et sensée.

Vers l'âge de 12 ans, nous avions décidé ma s½ur et moi de ne jamais faire le «ramadan» et de ne céder à aucun des rites religieux ou superstitieux imposés par la famille maternelle qu'on visitait régulièrement. Au début, c'était une sorte de jeu, puis cela s'est transformé petit à petit en véritable résistance contre ces traditions lourdes et étouffantes et ces coutumes religieuses misogynes et intolérantes. (On te l'avait toujours caché, maman!)

Ce rejet était dû en réalité à la situation d'infériorité que vivait la femme dans nos milieux, considérée toujours comme suspecte et «mineure». Notre logique de petites filles ne comprenait pas pourquoi deux êtres vivants ne pouvaient être égaux dans leurs droits et que l'un se croyait supérieur à l'autre. Alors, durant toute mon adolescence, j'ai «pratiqué» mon agressivité sur mes camarades garçons auxquels je tenais à prouver le contraire: que j'étais un « être humain à part entière». (Dur, dur, d'être une fille, maman!)

Par la suite en tant que femme militante amazighe, épouse et mère élevant seul ses deux fils dans une société masculine, j'ai eu à me battre plus férocement contre cet état de choses, toujours pleine de colère contre les injustices et les humiliations subies en tant que femme (Comme j'ai lutté fort, maman!).

Très tôt, les livres étaient devenus mes meilleurs amis, mon seul refuge.

Mon père, berbère du Haut-Atlas, qui avait un tempérament de rebelle, était tolérant et progressiste. Il croyait beaucoup en la vertu des livres (Tu aurais tellement aimé lire et écrire, maman!). C'est lui qui m'a encouragé à lire romans, poèmes et plus tard ouvrages philosophiques et politiques... Et de là à échapper aussi à une certaine condition féminine. Cela m'a beaucoup ouvert l'esprit et a fait de moi une révoltée éternelle.

Mon père, qui avait des idées plutôt modernes, avait décidé, malgré les réticences de notre famille maternelle conservatrice, de nous envoyer en France ma s½ur et moi pour poursuivre nos études après le BAC. (Comme tu étais inquiète, maman!)

Vent de liberté, tourbillon d'idées nouvelles, monde en pleine ébullition: féministes, anarchistes, gauchistes et berbéristes, j'ai trempé naturellement dans tous ces groupes à la fois, puisant ici et là, heureuse de pouvoir enfin butiner à satiété et librement.

(Quelle bouffée d'oxygène, maman!).

Dans le GLF (groupe de libération des femmes) à Bordeaux, dont je faisais partie, j'ai appris au contact de mes compagnes françaises que tous les beaux discours gauchistes sur la femme n'étaient que mascarade et que le combat contre l'ordre masculin devait être un combat de proximité, un combat de longue haleine à mener chaque jour dans la vie quotidienne. Ceux-là mêmes qui nous tenaient ces discours féministes de gauche, se trouvaient être des machistes dans leur vie quotidienne et reproduisaient souvent des comportements sexistes à l'encontre des militantes. (Tous des phallocrates, maman!).

Plus tard, divorcée d'un mari démissionnaire qui ne s'est jamais soucié de ses enfants, j'ai élevé, seule, mes deux fils Idder et Oussmane. Cette situation de femme libre qui ne devait rien à un homme, m'a valu les pires sarcasmes et méchancetés de mon entourage, hommes mais femmes aussi, que cela dérangeait considérablement. C'est un combat individuel interminable que j'ai mené et que je continue encore à mener aujourd'hui pour sauver jalousement ma vie de femme libre dans une société si fortement masculine.

De la gauche marxiste que j'ai côtoyée un certain temps, je garde un souvenir d'intense révolte contre le régime répressif de Hassan II et le rêve fabuleux d'une future société communiste égalitaire. Mais très vite, la déception s'est installée et je pris conscience que cette gauche égalitariste ne respectait ni mon identité de femme, ni mon identité de berbère. Le panarabisme qui y dominait ne rêvait que de la construction d'une nation exclusivement arabe où l'autre serait la mauvaise différence. Cette alternative avait en fait pour objectif final, la destruction de notre identité amazighe, de ses modes de vie, de pensée, allant jusqu'à effacer la mémoire de tout un peuple. Cette discrimination culturelle et linguistique qu'affichaient et qu'affichent toujours d'une manière indécente les milieux de gauche, provoqua en moi un sentiment de grande frustration. Il atteignait douloureusement ce que j'avais de profondément intime en moi, mon Amazighité. (J'ai eu si mal, maman!).

C'est alors que des petits groupes amazighs de réflexion que nous formions timidement au départ, aux associations amazighes kabyles que nous côtoyions, ma conscience amazighe éclata au grand jour. (Quelle délivrance, maman!).

Ce fut une période d'intense colère contre l'«agresseur arabe», mais aussi une période de bien-être, de bonheur d'être, et de partage de cette sensation d'exister avec d'autres Imazighens. «Amazighe je suis! Amazighe je le reste! ».

Slogan de l'époque, encore scandé aujourd'hui par les berbères d'Afrique du nord.

(Dur, dur d'être amazighe, maman!).

Depuis toute petite, je réagissais toujours mal quand j'entendais des «nous les arabes!», ou «l'arabe langue de nos ancêtres». Je proclamais toujours haut et fort que mes ancêtres n'étaient pas des arabes, et que j'étais amazighe de mère et de père. Cela faisait souvent sourire certains adultes (profs ou autres) qui avaient toujours l'air de dire: «Oui, si on peut appeler ça une langue!». Les moqueries et les railleries sur la langue et la culture de mes ancêtres, développèrent et nourrirent en moi, petit à petit, un rejet total de tout ce qui est langue arabe, culture arabe, civilisation arabe, musique arabe. Cela devenait parfois viscéral. Je vivais un blocage physique face à cette langue arabe que je considérais comme étrangère, arrogante et envahissante. Langue que je n'ai d'ailleurs jamais pu ni lire, ni écrire jusqu'à aujourd'hui, malgré de multiples occasions. Le racisme des «panarabistes» que je côtoyais dans les milieux de gauche m'a irrémédiablement poussé à  plonger corps et âme dans le milieu berbériste marocain et kabyle, jusqu'à en frôler quelquefois l'obsession.  (Quelle hantise, maman!)

Mais être une femme ne me facilitera pas la tâche encore une fois, c'est que côté sexisme, mes camarades amazighs n'avaient rien à envier aux autres hommes. Je devais mener un combat de femme doublement agressée: agressée dans son amazighité, mais aussi agressée dans sa féminité.

Il m'est arrivé très souvent et il m'arrive encore dans ma vie de militante amazighe de me retrouver la seule femme présente dans une salle lors d'une assemblée ou une conférence. Cette situation malaisée, a fait que mon caractère s'est beaucoup durci avec le temps et que j'avais fini par me forger une personnalité «agressive» pour me prévenir contre d'éventuelles agressions masculines.

Un jour, lors d'un débat houleux au sein d'une «vieille» association amazighe, un petit homme complexé, à cours d'arguments, me traita de «sale pute», expression tant prisée par des êtres à faible personnalité. Même si, en bonne féministe, je lui envoyais mon poing dans la gueule, j'eus encore la confirmation que mon combat contre la domination arabo-islamique, devait passer inévitablement par mon combat contre la domination masculine qui relègue les femmes à un rang inférieur. A chaque fois, je fus obligée de fortifier ma carapace pour ne pas céder au découragement face surtout aux attitudes sexistes de quelques militants amazighs que j'avais cru naïvement différents des autres hommes.

(Ça n'a pas beaucoup changé, maman!)

Bien que nous, les femmes, ayons investi la sphère publique jusque là réservée aux hommes (entreprises, parlement, médias, milieux politiques ou associatifs...), notre présence n'est cependant pas encore perçue comme légitime. Quolibets, insultes à connotation sexuelle, jugements moraux, agressent les femmes quotidiennement.Toute femme qui s'expose, qui s'affirme, court le risque d'être traitée de «pute» si elle réussit. Toute femme «visible» est jugée sur son apparence et étiquetée. (Comme il faut être solide, maman!)

Avant de conclure, je voudrais rendre hommage à mes s½urs amazighes qui ont eu moins de chance que moi. Celles qui ont de tout temps su faire perdurer notre culture, malgré les situations difficiles auxquelles elles ont été confrontées... Aujourd'hui encore, la tâche n'est toujours pas facile pour elles. Celles qui, ne connaissant pas le peu de droits qu'elles ont, se retrouvent souvent impuissantes face à toutes sortes d'agressions masculines. Avec leurs enfants, elles sont les premières victimes de la violence, des maladies infectieuses et leur santé, plus particulièrement dans les zones rurales, est terriblement menacée.

L'analphabétisme et l'ignorance sont le lot de la grande majorité d'entre elles, ce qui défavorise leur intégration dans la société. Lorsque, enfin, on les scolarise; elles se retrouvent face à deux langues étrangères (l'arabe et le français)... Ce qui entraîne la dévalorisation de leur langue et culture et cause souvent la perte des valeurs autochtones face à des valeurs importées de l'Orient ou de l'Occident. Face à cette situation de double dominance, comment faire pour conquérir sa liberté, sans pour cela rompre avec sa culture d'origine? Comment agir pour une meilleure intégration dans le système moderne de développement économique, culturel et social, tout en sauvegardant nos cultures et nos coutumes amazighes? Ce n'est pas chose aisée. Sensibiliser, informer la femme amazighe sur ses droits et ses devoirs dans sa langue. Beaucoup de travail de terrain nous attend encore.

Un combat à la fois contre la domination culturelle arabo-islamique, mais aussi contre une domination masculine! (Comme le chemin et long et épineux, maman!)

Réformer le fameux code de la famille «la Moudawana»? Cela n'a rien changé et ne changera en rien la situation dégradante que nous vivons, nous les femmes. Pourquoi y a-t-il une loi pour les hommes et une loi pour les femmes? Il nous faut séparer l'état de la religion et traiter cette question des droits des femmes comme une question des droits humains. Nos hommes amazighs doivent prendre conscience d'une chose importante: tant qu'ils s'accrochent à leurs petits privilèges et tant que la femme amazighe est marginalisée et traitée comme une mineure, la communauté amazighe dans son ensemble est en danger. L'homme doit apprendre à respecter la femme et à la considérer comme son égale; de ce fait, il doit avant tout se débarrasser de ses valeurs misogynes et sexistes, indignes de notre peuple. Le respect mutuel est une condition primordiale, si nous aspirons à la construction d'une société de droit, constituée de femmes et d'hommes libres, et dotée de valeurs nobles et démocratiques issues de notre grande civilisation Amazighe millénaire.

(Je t'aime profondément, maman !)

Vox Maroc

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