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Hommage à Mohamed Dahane – sociologue et critique du cinéma -

Il y a des contrées où les responsables rendent hommage aux intellectuels de la nation qui donnent de leur temps, de leur santé et de leur énergie pour développer la culture, l’art et le cinéma de leur pays. Mais dans notre « plus beau pays du monde », un chercheur-sociologue et un critique du cinéma est mort dans une grande indifférence ce dimanche 17 février. Toute l’équipe Mamfakinch tient à rendre hommage à ce grand Homme critique et engagé que fut Mohamed Dahane. Ses ½uvres et ses réflexions ont marqué plusieurs générations d’artistes et d’intellectuels.
Nous reprenons ici trois textes qu’il a publié quelques jours avant sa disparition. Nous vous invitons également à consulter son blog sur le cinéma qu’il tient depuis novembre 2009 : ICI.

Premier texte publié le Mardi 12 février 2013 : Adieu l’ami…(2)

Je n'ose plus aller sur facebook de peur d'apprendre de mauvaises nouvelles. Les amis tirent leur révérence l'un après l'autre et le désert croît. Hier encore j'ai appris la disparition d'un ami, Ghazi Fakhr Abderrazak, un soldat inconnu qui a plus fait pour le septième Art dans notre pays que bien des fonctionnaires des ministères de la Communication et de la Culture réunis ...Ghazi n'était ni un intellectuel ni un idéologue, ni même un cinéphile au sens étroit du terme mais un formidable homme d'action qui a mis son énergie et son aptitude au travail et à l'organisation au service du cinéma. Pionnier du mouvement ciné club dans notre pays il milita au sein du Club de l'Ecran de Fez et fit partie dès le début du Bureau de la Fédération nationale des ciné-clubs où il devint très vite la cheville ouvrière et s'occupa de tâches bien concrètes comme l'approvisionnement en films de la zone Nord et de l'orientale sans salaire fixe ni même un véhicule approprié. C'est sur sa moto qu'il transportait les bobines de Wajda, Tarkovsky, Chahine et Fassbinder pour les envoyer ensuite aux associations dans les villes et villages reculés par CTM et par train...Les films de Werner Herzog, Wim Wenders, Fassbinder, Kluge c'était lui...Cendres et diamants, la phrase inachevée, La terre de la grande promesse c'était encore lui. Quand un problème se posait je partais le chercher au Collège Bab Riafa non loin d'El Batha à Fez et j'avais mes Bergman et autres Saura...Il transportait toujours des cartons d'épicier où il gardait ses documents et ses fichiers de comptabilité et on se demandait comment il se retrouvait dans ce fatras. Pourtant les ciné-clubs fonctionnaient mieux que les Offices et autres ministères de l'Etat. Et à l'époque il n'y avait ni ordinateurs ni portable. Pourtant ça communiquait, et comment ! Les films arrivaient au fin fond du pays et les jeunes de Oued Zem, Guercif, Larache découvraient émerveillés l'histoire du cinéma.
Durant les rencontres maghrébines et internationales (les précurseurs des festivals d'aujourd'hui), Ghazi veillait au grain et s'occupait de nourrir tout ce beau monde. Le poisson frais c'était lui, la soupe avec ou sans soupière c'était encore lui...Je me souviens de l'été 74 où il m'arrivait de l'accompagner au marché du port de Mohammedia pour nous approvisionner en poisson à la veille de la rencontre maghrébine des ciné-clubs. Ghazi veillait à ce que rien ne manquât aux cinéphiles réunis cet été au Centre Claude Monnet. Et durant les débats il se chargeait personnellement de rappeler à l'ordre les invités qui préféraient le sable fin de la plage Mimosa aux discussions sur le rôle du cinéma dans la construction du Maghreb.

Ghazi que Dieu ait son âme avait un péché mignon. Il aimait raconter des histoires interminables sans se préoccuper de la fatigue éventuelle de son interlocuteur. Il jouissait d'une mémoire prodigieuse et se rappelait avec précision les plus petits détails. Mais on ne s'ennuyait jamais avec lui. Et puis il avait le sens de la générosité et de l'hospitalité. Je n'osais pas lui dire quand j'allais à Fez que je prenais une chambre d'hôtel de peur d'être réprimandé par lui. Il reçut dans sa maison modeste dans les nouveaux quartiers de Fez des invités et des critiques illustres notamment Tahar Cheriâa qui devint l'ami de la famille. Les dernières années je le savais malade mais je ne pensais pas qu'il allait nous quitter de sitôt. Adieu l'ami et merci pour La terre de la grande Promesse !

Deuxième texte publié le 31 janvier 2013 : Commanditaires invisibles…

Après plus de quatre décennies de labeur ininterrompu et bénévole au service du septième Art je me trouve de fait excommunié du champ cinématographique et plus ou moins interdit de séjour dans les principales manifestations organisées au Maroc. Je ne m'explique pas ce rejet et cet ostracisme d'autant plus que j'ai payé de ma jeunesse et de mon temps pour diffuser la culture cinématographique dans ce pays à travers les ciné-clubs, l'université, la radio et la télévision, la presse écrite et aujourd'hui dans internet avec des blogs qui sont lus par des milliers de personnes à travers le monde. A un moment où le Maroc était un désert culturel et cinématographique (début des années soixante dix) je parcourais le pays avec des bobines de Wajda, Eisentein, Alain Resnais, Tarkovsky... sans autre motivation que celle de faire connaître par les jeunes de Fqih Ben Salah, Sidi Slimane, Tifelt, Khémisset, El jadida, Khouribga, ces joyaux du septième art...J'ai fait pareil dans les ciné-clubs et les cinémathèques du Maghreb pour faire connaître les ½uvres de Baouanani, Majid Rechiche, Souheil Ben Barka...à Tunis, Alger, Tissemsilt, Tigzirt- sur- mer en Kabylie...J'ai représenté dignement le Maroc dans les festivals internationaux où j'ai été quelquefois membre de jury et présenté le cinéma marocain le mieux que je pouvais dans des universités étrangères à travers des colloques et autres manifestations. A travers mon émission Le Grand Ecran des milliers de téléspectateurs ont découvert, quelques uns pour la première fois, les univers de Fellini, Visconti, Bertolucci, Orson Welles mais aussi Tewfiq Saleh, Youssef Chahine, Saleh Abou Seif, Lakhdar Hamina...J'ai donné à entendre les propos d'Yves Montand, Trintignant, Ornella Muti, Jacques Demy, Agnès Varda...Comment ose t- on occulter tout ce passé et me dénier le droit de participer à des manifestations culturelles financées par le contribuable ? J'ai toujours rempli mon devoir y compris dans les moments critiques comme cet été quand j'ai assuré la présidence du jury du festival de Khouribga, et plus tard quand j'ai animé le festival des femmes de Salé alors que je souffrais en silence des symptômes d'un mal qui a failli m'emporter. Et tout cela par amour de l'art au moment ou d'autres amassaient les dividendes et garnissaient leurs comptes dans les banques françaises et ailleurs au nom du cinéma marocain.
Alors je dis honte à ceux qui font taire les voix et pratiquent la politique d'excommunication pour satisfaire à des commanditaires invisibles. Ma voix ne se fera certainement pas entendre demain dans la lumière matinale de l'hôtel Chellah à Tanger mais mon message a déjà été entendu et le sera de multiples manières....

Troisième texte publié le 11 janvier 2013 : Sociologie de l’aliénation…

Je ne sais pas comment c'est ailleurs, je veux dire dans les autres villes marocaines, mais à Rabat l'air devient de plus en plus irrespirable malgré les effluves généreuses de l'océan. Une haine pernicieuse empoisonne l'air tout autour. Le malaise est palpable dans les regards et les attitudes. Quelquefois la violence éclate au grand jour, devant le portail du parlement ou dans le vacarme de la circulation entre conducteurs irascibles. Cris, insultes, crachats, vociférations. Les trottoirs produisent la haine comme le foie secrète la bile. Rabat la belle, naguère joyau de l'architecture coloniale où l'héritage almohade, morisque ont fusionné avec l'architecture moderne, est en passe de devenir une véritable jungle ou tous les coups sont permis. Malheur aux faibles, aux individus isolés, aux femmes seules. Les sociologues distinguent entre des périodes historiques dites d'ouverture et de tolérance où l'amour et le respect régissent les rapports entre les citoyens et les périodes de crise et d'aliénation où les affectes négatifs prédominent : envie, ressentiment, haine de son prochain. Nous traversons incontestablement une période de turbulence, de crise aigue qui se traduit par une violence sourde et un rejet obstiné et irrationnel d'autrui. Une dialectique négative fondée sur des affects de peur, d'angoisse, transforme les habitants en persécuteurs persécutés, victimes et bourreaux tour à tour. Un système délirant de nature paranoïaque se met en place et transforme la cité en asile à ciel ouvert. Personne n'est à l'abri dans ce contexte d'angoisse généralisé. Cela commence dans les rapports conjugaux et s'étend au voisinage immédiat pour inclure ensuite les lieux de travail et la cité dans son ensemble. L'espace pur devient un espace d'aliénation où rien n'arrive sinon de mauvaises choses. Ce n'est point un espace de rencontre, car il ne peut y avoir de rencontre dans l'espace de l'aliénation. Le prochain est l'ennemi ou du moins un danger potentiel.
Cette violence sourde éclate au grand jour et de manière spectaculaire dans les institutions comme les séances du Parlement où les honorables députés s'échangent des propos peu amen. A l'école il y a de plus en plus de passages à l'acte spectaculaires qui font des victimes comme à Salé récemment. Les individus sous pression finissent par décompresser et perdre le self contrôle. Dans les entretiens libres que j'ai avec les citoyens, tous témoignent de ce malaise et certains qui ne disposent pas des outils conceptuels pour analyser et comprendre la situation, pensent que leur cas est isolé, qu'ils sont victimes de complots ourdis par des personnes malveillantes et confessent qu'ils sont tentés quelquefois par des réactions violentes...

Dans ce contexte l'individu n'a guère le choix qu'entre le repli sur soi, solution difficile car l'être humain ne peut trouver son épanouissement qu'avec les autres, ou l'adaptation à un contexte foncièrement violent. Dans les deux cas c'est l'aliénation qui nous guette.

Mamfakinch

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