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Quand le Maroc cachait des terroristes dans des caisses de tomates
Alors qu'il tentait de persuader l'Europe d'ouvrir son marché aux exportations, Hassan II, le père de l'actuel roi du Maroc, fit une drôle de menace, il y a 20 ans: exporter des terroristes.
Nous sommes en 1994 et le roi Hassan II du Maroc tente de persuader Jacques Delors, le président de la Commission européenne, d’ouvrir les portes du marché européen.
«J’ai cinq millions de fermiers qui produisent des tomates pour l’exportation», dit le roi.
Delors bredouille quelque chose au sujet des fermiers espagnols, et de leur opposition à l’ouverture à la concurrence des marchés de l’union européenne.
«Très bien, dit le roi. Si le Maroc ne peut exporter ses tomates, dans dix ans nous exporterons des terroristes.»
Et en 2004 (le 11 mars, Ndlr), des islamistes marocains ont effectivement placé des bombes dans la principale gare de Madrid, Atocha, tuant 191 personnes et en blessant 1.800 —le 11-Septembre européen.
En 1995, signe avant-coureur du massacre d’Atocha et des attentats de Londres de 2005, des islamistes algériens avaient placé une bombe dans le métro parisien, tuant 8 personnes et en blessant 80 autres.
À cette époque, hormis une poignée d’universitaires obscurs, personne ne prenait l’idéologie islamiste au sérieux. Le cerveau du groupe terroriste islamiste algérien s’appelait Rachid Ramda.
En fuite à Londres, il fut rapidement arrêté, au vu des preuves indiscutables fournies par la police française. Avant d’être enfin extradé en 2005, il fut néanmoins protégé pendant une décennie par des avocats et des ministres du gouvernement. Il est aujourd’hui en prison à perpétuité.
Le jeune conseiller en chef du ministre de l’Intérieur qui refusait d’extrader Ramda se nommait David Cameron. En janvier, ce dernier est allé en visite en Algérie —une première pour un Premier ministre britannique— pour plaider en faveur d’une coopération totale, en vue de combattre le terrorisme islamiste dans la région.
Personne ne fit gaffe à l'alerte
Dans les années quatre-vingt-dix, Rached Ghannouchi, nouveau leader islamiste de la Tunisie, était en exil à Londres, où il a fondé Ennahda, parti qui aujourd’hui dirige la Tunisie.
Dans une tribune publiée dans le Guardian de Londres, en janvier 2013, il affirme «asseoir l’Etat de droit et les libertés individuelles». Des idées libérales qui contrastent avec les incessantes agressions des islamistes associés à Ennahda envers les syndicats tunisiens, ou les attaques plus larges de la part des fanatiques islamistes de l’extrême-droite d’Ennahda à l’encontre de toute incarnation de l’Etat tunisien laïc qui obtint, en 1954, l’indépendance de la France.
Les temples soufis sont profanés. Les étudiantes à l’université sont agressées si elles ne couvrent pas leur visage du niqab. Le tourisme, l’une des principales sources de devises pour la Tunisie, est progressivement étranglé, tandis que le comité de protection de la révolution parrainé par Ennahda tente d’interdire toute vente d’alcool dans un pays qui possède des vins qui comptent parmi les meilleurs de toute la Méditerranée.
L’Europe, aussi bien ses leaders nationaux que les élites bruxelloises à la tête de sa politique étrangère, a bien publié quelques communiqués de presse çà et là, afin de faire part de sa préoccupation, mais de retentissants cris d’alarme, point. Le Royal Institute of International Affairs (Chatham House) a élu Ghannouchi homme de l’année en 2012.
Vis-à-vis des Tunisiens qui auraient souhaité voir l’Europe affronter la nouvelle élite au pouvoir à Tunis et s’engager pour la modération, il semble que l’UE ait oublié son devoir de promotion des droits de l’homme et de l’Etat de droit.
La descente de la Tunisie dans l’autoritarisme corrompu du régime Ben Ali n’a pas affaibli le nationalisme laïc en vertu duquel les femmes disposaient de droits considérables en comparaison de leurs sœurs vivant plus à l’est, dans les états islamiques du golfe.
Le meurtre de sang-froid, devant sa maison, de Chokri Belaid, avocat tunisien des droits civiques, homme politique laïc et ancien leader de l’opposition étudiante, est la dernière manœuvre des islamistes, en vue de créer une stratégie de la tension pouvant justifier une islamisation à grande échelle de la Tunisie, à la façon de l’Iran.
Avant la visite de Cameron en Algérie et en Lybie, le président français, François Hollande, et son Premier ministre, Jean-Marc Ayrault, avaient visité l’Algérie et la Tunisie en décembre 2012.
Après le Mali et l’attaque suivie de la prise d’otages dans une installation gazière dans le sud de l’Algérie, l’Europe s’est réveillée et prend la mesure du cauchemar que représente la transformation de son flanc sud en zone d’instabilité, d’assassinats politiques, de réfugiés en fuite et d’attaques islamistes sur les droits de l’homme, bien pire qu’aux temps des vieux dictateurs avides et vaniteux comme Ben Ali, Khadafi ou Moubarak.
La prémonition d'Hassan II
Pendant que Cameron et Hollande parlent sécurité et envoient les troupes, toutefois, la véritable tâche qui incombe à l’Europe est sans doute de trouver des façons inédites d’amener ses voisins du sud de la Méditerranée dans une nouvelle relation avec l’UE —tout comme les autres pays de l’Europe élargie, débarrassés de la pauvreté et de leurs régimes brutaux et corrompus, ou en voie de le faire, se sont mis à exporter des marchandises plutôt que de l’idéologie.
L’anecdote de cet appel prémonitoire du roi Hassan II à Delors figure dans le nouveau livre de Jean-Louis Guigou, qui a assisté à la conversation entre le roi et le président de la commission européenne.
Époux de la femme politique socialiste Elisabeth Guigou qui préside la commission des Affaires étrangères de l’Assemblée nationale, et haut fonctionnaire comptant parmi les plus influents en France, Guigou a l’oreille du président Hollande, qu’il a accompagné lors de sa visite en Algérie, avant Noël.
Jean-Louis Guigou fait aujourd’hui figure de prophète dans le désert, et presse l’UE avec une éloquence toute cartésienne de définir une stratégie pour la rive sud de la Méditerranée, avant qu’il ne soit trop tard.
Dans son dernier livre, Le nouveau monde méditerranéen, Guigou plaide pour un new deal économique pour les Etats de Méditerranée du sud.
Il préside un cercle influent d’hommes d’affaires, d’économistes, de banquiers et de hauts fonctionnaires marocains, tunisiens, algériens, égyptiens et libanais au sein de l’IPEMED (Institut de prospective économique du monde méditerranéen).
L’Ipemed milite en faveur du développement économique autour de la Méditerranée et le livre de Guigou abonde en propositions, qui vont du développement de l’énergie solaire pour fournir à une Allemagne dénucléarisée l’énergie dont elle a besoin, à l’extension vers la Méditerranée du sud de l’OSCE (Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe), qui dans les années soixante-dix et quatre-vingt a permis aux états communistes et occidentaux de communiquer et de coopérer.
L’EU a déjà essayé. En 1995, elle a mis en place le processus de Barcelone, destiné à promouvoir le dialogue UE-Méditerranée.
Puis, en 2008, Nicolas Sarkozy a créé l’Union pour la Méditerranée, avec 47 pays. Mais l’Europe était plus préoccupée par ses nouveaux membres à l’est et dans les Balkans et après moult déclarations et discours, l’intérêt porté à la Méditerranée s’est dissipé.
Le printemps arabe est aussi passé par là
Le Maroc n’exporte toujours pas ses tomates. La Turquie et l’ex-Yougoslavie reçoivent dix fois plus d’aide par tête que les pays du sud de la Méditerranée.
Les leaders de l’Union européenne, emmenés par David Cameron et Angela Merkel, ont convenu de coupes budgétaires qui vont encore réduire les maigres fonds octroyés par l’Europe à des pays comme la Tunisie, le Maroc ou l’Algerie.
La France a insisté, et obtenu, le maintien en l’état de la Politique agricole commune (PAC), ce qui interdit aux fermiers marocains et tunisiens de développer leur économie en exportant vers l’Europe.
Les leaders européens ont salué le printemps arabe comme preuve que les valeurs européennes de démocratie et de liberté pouvaient s’exporter au-delà de la Méditerranée.
Mais à moins que l’Europe n’ouvre ses frontières aux importations, organise la circulation vers le sud des investissements créateurs d’emplois —ce que Guigou appelle la co-localisation— et facilite l’octroi de visas aux étudiants et aux grands hommes d’affaires, la vie politique dans la région ne pourra que glisser vers l’extrémisme idéologique des islamistes
Denis MacShane est l’ancien ministre de l’Europe de la Grande-Bretagne et écrit sur la politique européenne
Traduit par David Korn