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Les vrais leaders du transfert d'argent sont les migrants
Pour contourner les frais exorbitants des transferts d'argent, les Africains assurent eux-mêmes le service.
«Une marque peut-elle incarner la confiance? OUI!» Voici le slogan, traduit en pas moins de 40 langues, d'une campagne publicitaire lancée en 2009, par l'un des leaders mondiaux du transfert d'argent, Western Union.
Le programme Send Money Africa de la Banque mondiale se veut, quant à lui, nettement moins optimiste. Selon un rapport de la Banque mondiale publié le 28 janvier 2013, les transferts d'argent à destination de l'Afrique sont, à l'échelle mondiale, les plus onéreux. Avec des frais d'envoi supérieurs de près de 4% à la moyenne mondiale, il n'y a effectivement pas de quoi se réjouir.
L'Afrique subsaharienne, riche de matières premières dont les bénéfices profitent rarement à la population, est toujours très dépendante de la générosité de sa diaspora.
Une situation qui ne date pas d’hier. Dès le début des années 1960, en France, «il y a une urgence que les migrants ont totalement intériorisée: l’appauvrissement du Sahel ne laisse d’autre issue que d’envoyer de l’argent aux parents restés au pays», souligne le sociologue Hugues Lagrange dans son récent ouvrage En terre étrangère.
Selon le rapport de la Banque mondiale, le prix total des transactions représente pour les migrants un manque à gagner de quatre milliards de dollars chaque année.
Quatre milliards qui, faute de contribuer au développement du continent, atterrissent directement dans les caisses des sociétés de transfert. Conscients de l’importance de leur soutien, les migrants ont maintenu leurs efforts, malgré la crise économique, en dépit des commissions.
Pour autant, une grande partie des expatriés échappent à cette taxe sur la solidarité. Comment? En évitant les circuits traditionnels au profit d’ un système élémentaire, développé dès les premières migrations: le don manuel par personne interposée. Ici, plutôt que de placer sa confiance dans une entreprise, l’expéditeur s’en remet à ses compatriotes.
Si des nouveaux systèmes tels que le transfert par téléphone sont aujourd'hui en plein essor, on ne change pas une recette qui marche. Le «main à main», subtil mélange de confiance et de système D, a encore un bel avenir devant lui.
Des professionnels pas si incontournables
Si les transferts bancaires sont les plus chers, rapporte le programme Send Money Africa, ils sont suivis de près par les sociétés Western Union et Moneygram. Leaders mondiaux sur le marché, ils en contrôlent plus de 50%.
Malgré cette suprématie, leurs tarifs font fuir certains clients. C'est le cas de Jérôme, immigré congolais interrogé à la sortie d'une boutique «Moneyglobe». Il est désormais client de cette société «low cost», après l'avoir été quelques années chez Western Union...
«Toujours à proximité pour vous aider», garantit une autre publicité. Pourtant, les clients se plaignent régulièrement du peu de boutiques ou bureaux de poste en zone rurale permettant aux bénéficiaires de retirer l’argent transféré.
Et de fait, Zia Morales, porte-parole du programme Send Money Africa, déplore «l'absence d'un réseau développé de centres de retrait en Afrique, du fait notamment de restrictions réglementaires, et de clauses de non concurrence établies entre les différentes sociétés de transfert».
La mère, le père, l'ami qui attend un «dépannage», parfois en urgence, n’a pas toujours les moyens ou la capacité de se déplacer. Dans ce cas, le «main à main» prend le relais.
Des convoyeurs 100% africains
Concrètement, il s’agit pour les migrants sur le départ de récupérer l’argent à transférer, de dresser une liste avec les montants ainsi que les coordonnées des bénéficiaires et, enfin, de remettre les sommes aux familles une fois en Afrique. Djibril, un Malien d’une cinquantaine d’années, a toute confiance.
Etabli en banlieue parisienne, depuis 1987, il a ses habitudes dans le foyer africain de la rue Claude Tillier, dans le 12e arrondissement de Paris. On l’y retrouve à la cantine, installé devant son écran d’ordinateur.
En bon chef d’entreprise, Djibril connaît bien les réseaux commerciaux et les innovations technologiques qui permettent de transférer de l’argent rapidement, mais il continue de leur préférer le bon vieux «main à main».
Pour lui, ce système, c’est de la solidarité à l’état pur. Utilisateur, Djibril assure aussi les transferts lorsqu’il rentre au Mali:
«Tu le fais gratuitement, pour aider. Les gens te donnent parfois dix euros pour payer le taxi, mais ce n’est pas obligatoire et il n’y a pas de commission.»
D’autres y voient aussi un moyen de se faire quelques euros. «Tout le monde y gagne», affirme cet autre migrant. Selon lui, «la mule» peut ainsi encaisser 4 à 5 euros pour convoyer une somme de 80 euros.
Un système à adapter
C'est toujours plus ou moins la même histoire, celle d’un intermédiaire qui se fait dévaliser une fois à l’aéroport ou sur une route de campagne. C’est aussi celle d’Amadou, jeune malien du foyer de la rue Claude Tillier. Toutes ses économies sont ainsi parties en fumées.
Pour la plupart des migrants, s’il y a bien quelques abus, «peut-être de l'ordre de 5%», selon Djibril, l’opération reste une valeur sûre. Faute de statistiques, il faudra le croire sur parole.
Mais les transferts informels posent un autre problème:
«Avec Western Union j'ai la preuve que j'ai envoyé de l'argent, mais quand je passe par des amis, ce n'est pas déclaré... On n'a pas le choix, tu vois tout le monde fait ça maintenant», confie Amadou, d’un ton résigné.
Une fois déclarées au fisc français, les sommes peuvent donner lieu à des réductions d’impôts, à titre d’obligation alimentaire entre ascendant et descendant, comme l’énonce l’article 205 du code civil. Pour en bénéficier, il faut être en mesure de justifier les contributions et leur caractère vital pour la famille.
Au regard du droit français, Amadou n’a de charges que les siennes. Dans les faits, le jeune homme paie ses impôts comme n’importe quel célibataire sans attaches, faute de pouvoir produire les preuves de ses envois d’argent.
Un cas symptomatique de l’incompatibilité du système administratif français et des pratiques culturelles des diasporas. D’autant plus que les contributions des migrants répondent majoritairement à des besoins urgents: nourriture, frais de santé, loyers.
Solidarité, et après?
Une situation à régulariser, le travail qui ne vient pas, et ce foyer qu’il faudra bientôt quitter; pour les nouveaux arrivants, il faut d’abord assurer le quotidien.
«Pendant un temps, ce sont les autres qui te donnent. Quand tu arrives en France, les parents t’offrent chacun 20 ou 30 euros, se remémore Djibril. A l’arrivée, tu te retrouves avec un petit pécule, environ 1.000 euros. Cela te permet de pouvoir vivre jusqu’à ce que tu trouves un boulot.»
Mais certains migrants ne le cachent pas, leurs proches restés au pays sont parfois loin d’imaginer les difficultés endurées:
«Quand mes parents me demandent de l'argent et que je leur dis que j'ai des difficultés, ils ne veulent pas me croire...», explique Amadou.
Mohammed, Mauritanien, va plus loin. Selon lui, les transferts d’argent créent une forme de dépendance et «rendent les gens un peu paresseux.»
Pour le jeune Malik, rencontré sur un bout de trottoir en face du foyer, les plus à plaindre ne sont pas les Africains de la diaspora:
«Ma situation est meilleure que la leur, je sais dans quelle galère ils sont. Si je peux envoyer 20 euros ou 100 euros, je le fais. Je n’ai même pas besoin de leur dire que c’est un sacrifice, ils le savent.»
Les jeunes migrants qui viennent d’arriver? Rien n’a changé, selon Djibril, le chef d’entreprise installé en France depuis a 25 ans. Ils ont pour la plupart bénéficié des transferts d’argent de leurs aînés, «maintenant qu’ils sont en France, c’est à eux d’envoyer».
Lou Garçon et Lyse Le Runigo