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Nord-Mali: le Nigeria ne sortira pas indemne de l'opération Serval
Alors que les premiers contingents nigérians arrivent au Nord-Mali, Marc-Antoine Pérouse de Montclos, chercheur à l'Institut de recherche pour le développement, évoque les effets possibles de l'opération Serval sur le Nigeria.
Mise à jour du 2 février 2013: Le président François Hollande est arrivé le 2 février à Sévaré pour une visite éclair au Mali au cours de laquelle il appellera les pays africains à prendre le relais de la France auprès de l'armée malienne, après trois semaines d'opération contre les groupes armés islamistes.
"Je vais au Mali (...) pour dire à nos soldats tout notre soutien, tous nos encouragements, toute notre fierté, (...) pour permettre que les Africains viennent le plus vite possible nous rejoindre et leur dire que nous avons besoin d'eux pour cette force internationale", a déclaré François Hollande.
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SlateAfrique - Le Nigeria s’est engagé à contribuer militairement et matériellement à une force d'intervention dans le Nord-Mali. Est ce réaliste pour un pays déjà menacé de l'intérieur par des groupes islamistes, notamment Boko Haram?
Marc-Antoine Pérouse - L'opération est déjà engagée par la force des choses, mais ça me paraît peu réaliste. L'armée nigériane est déjà déployée sur trois fronts internes: dans le Borno (nord-est) contre Boko Haram, à Jos (centre) du fait des affrontements entre chrétiens et musulmans, et enfin dans la région pétrolifère du delta du Niger, pour suivre l’évolution de l’amnistie accordée aux insurgés du MEND (Mouvement pour l'émancipation du delta du Niger, principal groupe armé au Nigeria).
Officiellement, l'armée nigériane compte 80.000 hommes. Mais 18.000 seulement seraient véritablement opérationnels. J'ai donc du mal à voir comment le Nigeria pourra déployer efficacement et massivement des troupes dans le nord du Mali.
Il y a aussi un problème de connaissance du terrain. Le Nigeria est intervenu en Sierra Leone et au Liberia dans les années 1990, deux pays anglophones, ce qui n’est pas le cas du Mali francophone.
Les soldats nigérians ne connaissent pas du tout le Mali. En plus, lorsque le Nigeria est intervenu au Liberia et en Sierra Leone, c’était parce que le dictateur de l’époque, Sani Abacha (1993-1998), avait besoin de rendre service à la communauté internationale pour se redonner une légitimité et éviter des sanctions économiques contre son régime qui avait pendu l'écrivain et militant écologiste Ken Saro-Wiwa, avait tué des opposants, et venait d’être expulsé du Commonwealth.
Elu lors d’un scrutin bien moins frauduleux qu'en 2007, le président Goodluck Jonathan, lui, dispose d’une vraie légitimité. Il n’a pas besoin de fournir des troupes à la communauté internationale pour être reconnu.
Goodluck Jonathan était même réticent à l’idée de s’engager directement dans la reconquête militaire du nord du Mali, sans d’abord rétablir l’ordre constitutionnel à Bamako. L’idée de la résolution votée à l’ONU était bien, initialement, de procéder en deux étapes.
En tant que président élu, Jonathan était évidemment sensible à la nécessité d’organiser des élections et de se débarrasser d’Amadou Sanogo (le putschiste malien qui a mené le coup d’Etat du 22 mars 2012, Ndrl).
La reconquête du nord du Mali ne devait s’effectuer que dans un deuxième temps. Or Sanogo a tellement traîné des pieds qu’il a réussi à bloquer la situation, au point que la France a a dû se passer de la première étape quand les islamistes du nord ont repris l’offensive vers le sud.
Sur le plan politique donc, les Nigérians ne sont pas tellement favorables à une intervention qui consisterait à aller chasser les islamistes sans pour autant régler la question du pouvoir militaire à Bamako.
La menace d'un effet boomerang
SlateAfrique - Le Nigeria craint un déplacement du conflit malien vers son territoire. Un représentant de l'armée nigériane a déjà annoncé que des islamistes maliens avaient été aperçus au Nigeria. Faut-il le croire?
M.-A. Pérouse - Les prophéties de ce type sont autoréalisatrices, comme en Irak en 2003. La France dit intervenir pour empêcher que le Nord-Mali devienne une plateforme du terrorisme international, et le déploiement de ses troupes a effectivement contribué à disperser les islamistes et leur onde de choc dans les pays voisins.
Autrement dit, le Nord-Mali est bien en train de devenir une plateforme du terrorisme international, ainsi qu'en témoignent le raid sur le complexe gazier en Algérie et les menaces d'attaques contre la France, et il est à craindre que le déploiement de troupes nigérianes provoque le même effet au Nigeria.
SlateAfrique - S'agissant de la menace islamiste au Nigeria, toutes les violences à fondement religieux sont-elles imputables à Boko Haram?
M.-A. Pérouse - Tout dépend ce que l’on entend par violence religieuse. Boko Haram oui, c’est une violence religieuse, car l’agenda du mouvement est religieux. En revanche, pour moi, la violence dans la région de Jos n’est pas religieuse.
Les gens ne se battent pas parce qu’ils sont musulmans ou chrétiens, mais parce qu’ils sont en compétition pour l’accès à la terre ou aux postes de fonctionnaires dans l’Etat du Plateau. Donc, la religion dans le cadre de Jos sert de mode de mobilisation. Elle n’est pas la motivation première des violences récurrentes qui, elles, sont d’ordre économique, politique et foncier.
Il y a aussi des violences criminelles qui n’ont rien à voir avec les islamistes. Et elles touchent l’ensemble du pays, y compris le nord. Très souvent ces violences sont imputées à la secte. Il y a des groupes qui peuvent faire de l’extorsion et qui utilisent le nom de Boko Haram. Il est donc difficile de distinguer les «vraies» attaques de Boko Haram des attaques commises par d’autres groupes.
SlateAfrique - La réponse du président Goodluck Jonathan aux différentes attaques par Boko Haram dans le nord a été très critiquée. Il est notamment accusé de ne pas faire preuve de compassion à l’égard des habitants du nord-est, alors qu’il s’est rendu dans les régions sud dévastées par des inondations en 2012. Jonathan est-il perçu comme le président de l’ensemble du Nigeria?
M.-A. Pérouse - Le président est arrivé au pouvoir par un heureux concours de circonstances (président par intérim lors de la maladie prolongée d’Umaru Yar’Adua, Goodluck Jonathan avait accédé à la présidence du pays en 2010, à la mort de Yar’Adua, Ndrl). Il mérite son prénom —Goodluck (bonne chance).
Mais je ne suis pas certain qu’il ait une vraie vision d’avenir pour le Nigeria. Il donne notamment le sentiment de favoriser sa région d’origine, dans le Delta, et de se désintéresser du sort des musulmans du nord. Le prétexte de Goodluck Jonathan pour ne pas se déplacer est que l’aéroport de Maiduguri est trop petit pour l’avion du président. C’est une insulte.
L’ancien président Olusegun Obasanjo (1999 à 2007), lui, s’est rendu dans le nord-est en 2011, pour essayer de négocier le versement de compensations aux «colombes de Boko Haram».
Ce que j’appelle les «colombes de Boko Haram» c’est cette mouvance délaissée depuis 2009 au profit des «faucons» de la secte qui ont eux décidé de répondre à la violence des forces armées par la violence.
A Maiduguri, Obasanjo avait utilisé comme intermédiaire le beau-frère de Mohamed Yusuf, (le chef spirituel de Boko Haram, décédé en 2009). Bien que les négociations aient échoué, il avait vraiment eu le courage de se rendre sur place et de se confronter aux proches et aux membres de Boko Haram. Ce n’est pas le cas de Goodluck Jonathan.
Le vrai-faux spectre de la guerre civile
SlateAfrique - Avec cette nouvelle crise, n’est-ce pas de plus en plus difficile de trouver des éléments fédérateurs entre le nord et le sud du pays? En d’autres termes, le Nigeria court-il le risque d’un éclatement?
M.-A. Pérouse - Non, je ne crois pas du tout qu’il puisse y avoir une guerre civile, contrairement à ce qu’ont dit certains analystes américains. Les facteurs fédérateurs sont plus forts que les facteurs centrifuges. Les musulmans du nord du pays n’ont d’ailleurs aucun intérêt à vouloir une division du pays parce que cela signifierait une séparation avec le sud, bien plus riche en ressources naturelles que le nord.
De plus, si vous regardez comment fonctionnent les conseils d’administration de toutes les grandes entreprises nigérianes, vous comprenez que les intérêts économiques sont complètement croisés.
Les chrétiens eux-mêmes n’ont pas non plus intérêt à une implosion du pays. Le Nigeria est aussi une union douanière. Les commerçants ibo (une des principales ethnies du pays) implantés dans tous les Etats du Nigeria ne désirent certainement pas perdre ce formidable marché commun qu’est le Nigeria, pays le plus peuplé d’Afrique et en passe de devenir le troisième pays le plus peuplé du monde d’ici à 2050. Et j’en dirais autant des financiers yoruba de Lagos.
A cette dimension économique s’ajoutent une dimension politique et une réalité géographique. A l’indépendance du Nigeria (en 1960), il y avait trois régions. Faire sécession voulait alors dire être à un contre deux.
Aujourd’hui le pays compte trente-six Etats, et les militaires, au pouvoir dans les années 1970 et 1980, ont bien pris soin de diviser pour mieux régner: ils ont cassé les contre-pouvoirs régionaux. A cause de ces réformes, si une région veut faire sécession aujourd’hui elle se retrouve à un contre trente-cinq.
Tous ces différents éléments vont dans le sens du maintien de l’unité du pays. Tant que ces facteurs coagulants existeront, alors le Nigeria restera uni.
SlateAfrique - Il n' y a donc pas de risque de guerre civile au Nigeria?
L’écrivain Ken Saro-Wiwa, qui menait le MOSOP (Mouvement pour la survie du peuple ogoni, Ndrl), un mouvement pacifique qui demandait plus d’autonomie pour les Ogoni du delta du Niger, m’avait ainsi dit, avant qu’il ne soit pendu par le régime militaire de Sani Abacha:
“Nous sommes 500.000 Ogoni. Une dizaine de millions d’Ibo n’ont pas réussi à faire sécession en 1967, alors on n’est pas fous, on sait que, stratégiquement, aucun groupe au Nigeria n’a la force militaire ou la puissance suffisante pour faire sécession.”
Cet élément est important sachant que la guerre du Biafra est toujours présente dans les esprits. Tant que la génération du Biafra vivra et pourra transmettre à ses enfants et à ses petits-enfants le traumatisme que cette guerre a été, le Nigeria évitera à tout prix une nouvelle sécession.
Tout ceci me laisse donc à penser qu’il n’y aura pas d’implosion du Nigeria quand bien même des groupes islamistes parviendraient à commettre un attentat dans le sud. Une telle attaque déstabiliserait l’Etat mais elle ne mènerait pas à la guerre civile ou à l’implosion du pays.
SlateAfrique - Vous dites, à juste titre, que dans la région de Jos les gens se battent pour des terres. Dès lors que la population est de plus en plus nombreuse, le risque de conflit n’augmente-t-il pas? L’explosion démographique peut-elle aggraver les tensions au Nigeria?
M.-A. Pérouse - On a souvent une vision assez malthusienne de la croissance démographique en Afrique. Elle empêcherait la croissance.
Ce que je vois au niveau des chiffres, dans le cas du Nigeria, c’est que même si on a une augmentation en valeur absolue de la violence mortifère en 2012, il n’y a pas d’augmentation corrélative à la croissance démographique du Nigeria.
Donc, ne croyons pas de façon automatique que la croissance démographique au Nigeria va aboutir à plus de violence. En revanche, cette croissance va certainement mener à une recomposition du pays.
Il y aura probablement un surcroît d’émigration, c’est-à-dire que le pourcentage d’émigrés du Nigeria pourrait augmenter. Cette explosion démographique pourra également se traduire par une urbanisation très forte.
Bien entendu, il va y avoir des régions du Nigeria où cela va se traduire par un surcroît d’affrontements. A Lagos, par exemple, la croissance démographique n’a pas abouti à une augmentation de la violence, bien au contraire.
En milieu rural en revanche, il peut effectivement y avoir, avec l’explosion démographique, une recrudescence des problèmes entre cultivateurs et éleveurs. C’est possible mais ça ne se traduira pas par une implosion du pays ou par une guerre civile.
Propos recueillis par Pierre Cherruau et Lou Garçon
Retrouvez la deuxième partie de l'interview de Marc-Antoine Pérouse de Montclos
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