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La Tunisie n'a rien oublié du 14 janvier
Deux ans après la fuite de Ben Ali, l'écrivain tunisien Taoufik Ben Brik, revient sur ce jour mémorable pour la Tunisie.
«Ben Ali, dégage!» On demande le départ de Ben Ali. Ce matin du vendredi 14 janvier 2011 à Tunis, tout peut basculer.
Les enfants de la balle occupent l'avenue Habib Bourguiba, principale artère de la capitale. Déchirement au sein du pouvoir… Rumeurs de coup d’Etat militaire… Que veulent les Américains? Que dit Al Jazeera?
Une pluie de bombes lacrymogènes… La foule manifeste toujours. Ils courent les uns vers les autres en levant les bras, en levant les poings, par grappes qui se mêlent, de couleur différente, médecins, écrivains, avocats, enseignants, journalistes, chômeurs, lycéens, fonctionnaires, vendeurs à la sauvette, ouvriers, paysans, petites bonnes de Jendouba.
Chronique d'un départ non annoncé
Ballet de caméras en train de se filmer entre elles. Là, on s’écarte avec le cercle des journalistes… la même mêlée. La même histoire. On aperçoit la Dakhilia ("Wazir al dakhilia" ministère de l'Intérieur, ndlr), le ministère de l’Intérieur, tant décrié, une banderole noire en travers, comme un brassard de deuil. De tout Tunis, ils sont venus… bain de sang ou pas bain de sang?
C’est la matinée des bras levés… c’est à pleurer! Regardez: un garçon et une fille enlacés. Les photographes sont tous en train de louper cette photo. Nous voilà renvoyés aux liesses des révolutions, au printemps des possibles… une autre foule arrive… partout des poings levés, des bras levés.
«On aura sa peau!»
«Il partira coûte que coûte!»
Pas la peine de parler tunisien, on vit un instant universel… On s’en fout de ce qui se passera demain. Ils sont montés sur scène, ils sont acteurs de l’Histoire, ils sont acteurs de leur vie… citoyens de Tunis.
Sur les arbres, des banderoles… des vagues de tension parcourent la foule… la police charge. Sous les gaz lacrymogènes, la foule résiste… une fête, une ivresse… la police pourrait à nouveau tirer… tout est possible… tout peut basculer... la prise de la Bastille n’aura pas lieu. La police fait main basse sur la ville.
«Ben Ali s'est enfui!»
A 16 heures, Tunis se vide. Une ville immobile, entièrement aux mains de l’armée. Des rumeurs flottent dans l’air, de bouche à oreille, d’un portable à l’autre.
En janvier 2011, le portable aura été à Tunis ce que le transistor fut en mai 68 à Paris. Des tanks dans la rue. Seul lieu de vie, les bas-fonds occupés par les chômeurs et les costauds de la smala. Chômeurs, enfants du miracle tunisien, criant «23 ans, Basta!»
A 17 heures, la nouvelle tombe comme un pic:
Des slogans, des cris, des chants, des youyous, des habitants barricadés dans leurs appartements. L’état d’urgence décrété. L’espace aérien fermé. Le Premier ministre, Mohamed Ghannouchi, s’autoproclame président par intérim.
Ben Ali est parti. Combien de jeunes abattus par les forces de l’ordre? Combien de jeunes immolés pour que, le 14 janvier 2011, Ben Ali quitte le pouvoir? Etonnante image de Ben Ali, ce vendredi 14 janvier, à la vingt-cinquième heure, descendant à l’aéroport de Djeddah, en Arabie Saoudite. Des images qui frappent toute la Tunisie.
La dictature du PPP
En Tunisie, comme partout, un tyran peut en cacher un autre. Mohamed Ghannouchi, le Premier ministre de Ben Ali et Fouad Mebazaa, le président d'un Parlement —non élu— et bras droit de Ben Ali se relaient sur une présidence vacante.
Le changement sans le changement. On a coupé la tête du canard, mais le corps bouge encore. Ben Ali s’est éclipsé, mais il a laissé derrière lui son système qui repose sur les PPP (parti, police, pègre).
La Tunisie du «miracle économique» s'est pris depuis le pied dans le tapis, l’économie de la débrouillardise a montré là son vrai visage, le visage d’une machine sans conducteur. Une économie sans but, sans pilote dans l’avion. Un avion qui s’écrase. Et qui s’écrase sur qui?
Sur les Tunisiens eux-mêmes. Janvier 2013, à Sidi Bouzid, à Kasserine, à Jendouba, à Gafsa, à Medenine, au Kef, on a vu la ruine s’installer, le chômage s’étendre. Nul parmi les Etats partenaires de la Tunisie, n’avait prévu cet effondrement foudroyant.
Qui peut donc honnêtement prévoir les conséquences de cette révolution inachevée… ou confisquée? Le 14 janvier restera un soulèvement comme on aimerait en avoir le plus souvent. Un horrible dictateur chassé par un peuple vaillant. C’est déjà ça!
C’est ce maigre «déjà ça» qui court deux années durant que j’oserai raconter. Il faudrait plus d’une décennie pour venir à bout de ce 14 janvier, un jour qui vaut mille et un jour.
Le carnaval de la révolution
Dans l'euphorie de l'intifada qui perdure, de ces journées lumineuses et précieuses, les Tunissois n'ont de respect pour rien: ni couvre-feu, ni foi ni loi. Ils proposent une Tunis ouverte, sans limites.
Un club sans cafard. Un endroit où tout est possible. Un parc d'attraction pour adultes et enfants. Hay Ettadhamen, quartier des khobsistes [khobs: pain en arabe, ndlr], les fanatiques du pain, le plus grand parti du pays.
Une bastille sans centre, sans trottoir, sans café, sans ruelle, sans impasse, sans carrefour, sans station de taxis. Avec foule et bruit. On se croirait au sud du Brésil. Même le ciel paraît artificiel, durant ces années de braise et de hors la loi. Un ciel de faïence. Les enfants de la balle occupent tout l'espace et les adultes réapprennent à aller chez les adultes d'à côté.
Un Tunis dessiné à partir de gribouillage. On dirait un pigeon, un épervier ou un faucon. On a le sentiment de l'avoir habité avant même de naître. C'est le carnaval. La fiesta. Ezzarda. La révolution.
Imagine... Tunis résonnant de mille débats en plein air, comme à Hyde Park Corner, ce coin de pelouse londonienne où chaque passant se change, si l'envie lui en prend, en tribun. Dans ces quartiers populos, ces corners, on peut chicaner, s'épancher. Une femme peut cracher sur le poster géant de Zabala (signifie poubelle en arabe. C'est également le surnom de Rached Ghannouchi]. Avant c’était Zaba [surnom de Ben Ali).
Zabala successeur de Zaba, sans le vouloir peut-être, avait retourné la réalité comme on le fait d'un gant: le monde réapparu en joie. En l'air, de toutes les couleurs, les paroles. Le pays a le charme d'un grand café, d'un grand théâtre, d'un hammam. Sans gêne et sans honte, tout pouvait être dit.
Dans toutes les villes et dans tous les villages, on entendait enfin se lever bavardages et caquetages, commérages et potins, blagues et plaisanteries. Le rire enveloppait désormais le moindre mot.
Ça bavarde dans les ruelles, les boulevards, les souks... Il suffit d'aller dans n'importe quel bar, on se croirait sur les planches, où que vous regardiez, à gauche, à droite, au centre, les gens conversent, font le mariole. Un apprentissage de la fraternité.
Les mots avant les gestes
Chacun entre dans cette intifada moubaraka avec ses outils, ses bidons et ses aiguilles à coudre qui traînent dans son passé, comme une offrande. Le défi, la manifestation de l'après-midi, la mort d'un ami sont étalés avec des mots qui s'entrechoquent, s'entrecroisent, se multiplient, se divisent et s'enracinent.
On énumère les abîmes enjambés sur de frêles passerelles. Puis... petit à petit les mots s'enrichissent, des mots qui tapent fort: A mort Zabala! Les mots deviennent habitables. Des mots contre les transgressions, la misère physique, le handicap, le dégoût, la tyrannie. Des mots qui donnent sens à chaque déplacement, à chaque geste, à chaque regard.
C'est moins la gestuelle qu'on retient que la voix, les paroles débitées en rafales. On bondit sur chaque mot à prononcer comme un fauve sur sa proie. Comme si les ayant aussitôt dits, on cherchait déjà à les rattraper et les rapatrier dans l'antre d'où ils sont sortis.
C'est le refus de considérer la parole comme objet perdu, chuté, et le désir sans fin de contrôler ce flux. Avoir le droit de nommer et être celui qui nomme et se nomme en même temps: Je suis Slah Ferchichi et je défie Zabala...
Les Tunisiens rient de Zabala
On vient à peine de naître à la parole, à l'écoute de l'autre, l'écoute des mains qui savent parler, et voilà que ça barde. On devient mordants, féroces, grossiers, cyniques. Les gens se moquent de ses incisives de Dracula et de sa fille Soumaya liftée. Ils rient de son gendre Bouchleka, d'un rire de Woody Woodpecker.
Un rire qui éclabousse la secte d’Ennahda. On rit pour ignorer la crainte. On rit pour conjurer le ridicule des imams. On rit pour dépoussiérer la guigne. On rit pour fragmenter le mensonge qui perdure. On rit pour injecter le courage. On rit pour aimer ce qui est aimé déjà de tous.
Pour ces guérilleros de l'asphalte, Zabala est devenu un filon inépuisable. De sa tête peut naître une tête de cochon, de son œil, l'œil d'un serpent, de son sein du lait caillé, de son postérieur une queue de cochonglier...
Ils raillent son accent, parodient ses déambulations, réduisent en cendre «sa pensée» cachée. Ils ont édifié un sanctuaire pour son pet. Petit à petit, ils l'ont fait descendre dans leurs bavardages et dans leurs caquetages, dans leur commérages et leurs potins, dans leurs blagues et leurs plaisanteries. C'est lui que, désormais, leur rire enveloppait et prenait au piège. C'est un siège.
Et ils firent de lui un bouffon. Zabala, le morose. Zabala, rien dans la caboche, tout dans la main de forgeron. Zabala le barbu. Zabala ta gueule. Ils lui ont attribué des trésors dans tous les pays, de Londres à Abou Dhabi, de Wak Wak à Baalbek. Ils ont compté toutes les femmes -blondes, brunes, rousses— qui réchauffaient son lit.
Ils ont dit qu'il se dopait. Ils ont soutenu qu'il avait l'intelligence d'un enfant de douze ans. Picasso, le talent en moins. Ils ont fait courir toutes sortes de rumeurs... Ils ont même voulu se moquer de son pénis de sa taille, de sa vigueur, de ce qu'il pouvait et ne pouvait plus faire. Plus c'est grand, plus c'est mou.
Les gens se racontent les histoires de la famille? Sa famille s'occupe de l'argent. Aux petites gens, ils escroquent leur argent.
Du temps de Zabala, les clandestins remontent à la surface. Les ex-trafiquants de devises deviennent des cambistes; les passeurs, des grossistes; les voleurs, d'honnêtes banquistes.
Le temps des solistes est révolu. C'est le règne de la djellaba-dinars. Le calcul est simple: obtenir un crédit pour un projet bidon est plus rentable que de mettre en circulation de la fausse monnaie. Des pots de vin pour graisser la patte à un employé trop regardant. Ces paillards ne cessent jamais de clamer:
— Zabala le barbu!
— Débarrasse le plancher!
— Le peuple aura ta peau!
A Tunis, par les temps qui courent, la maxime est toujours:
«Quelle bonne soirée nous avons passé, comme nous avons pleuré!»
Eh bien, des jours terribles en perspective. Tunis, en ce moment même, sèche ses larmes.
De rire ou de pleurs? Quelle importance.
Taoufik Ben Brik
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