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Le jour où le Mali est tombé dans le piège des clichés sur l'Afrique
En 2012, le Mali a rejoint le cycle infernal des putschs africains. Le journaliste Peter Chilson a consacré un ouvrage à cet évènement. Extraits.
Le journaliste américain Peter Chilson signe pour le magazine Foreign Policy, dont nous sommes partenaires, une série de reportages et d’analyses sur le Mali, le pays coupé en deux.
Cette traversée du pays, Foreign Policy l’a rassemblée dans un e-book de notre collection Borderlands édité en collaboration avec le Pulitzer Center on Crisis Reporting.
Nous en publions un extrait ci-dessous.
Bamako, immense agglomération de 2 millions d’habitants, à cheval sur le fleuve Niger, était en pleine fusillade.
Les soldats de la nouvelle junte malienne au pouvoir, arborant les bérets verts de l’armée régulière, avaient pris le contrôle du pays depuis cinq semaines, lorsque je suis arrivé dans la capitale, fin avril 2012.
Ils combattaient alors une tentative de contre coup d’Etat fomenté par les anciens gardes présidentiels, un régiment de parachutistes d’élite loyal au président Amadou Toumani Touré, dirigeant démocratiquement élu, déposé par des officiers subalternes, en mars, alors qu’il n’était plus qu’à quelques semaines de la retraite et des élections qui allaient lui donner un successeur.
Le temps que ses gardes —qui se distinguaient des autres corps de troupe par leurs bérets rouge vif— ne réagissent, il s’était exilé au Sénégal. Ils se sont battus sans lui.
Le Mali, «ce n'est pas le Congo»!
J’ai passé la soirée du 1er mai et les premières heures du 2 mai dans mon hôtel, à écouter le crépitement des armes de poing et le vrombissement des lourdes mitrailleuses.
J’ai visité une douzaine de pays africains au cours du dernier quart de siècle, mais c’était mon premier putsch.
Les mitrailleuses remplissaient la nuit de leurs écœurants grognements en saccade, comme si le diable se raclait la gorge. J’étais obsédé par des images de jeunes hommes déchiquetés. Impossible de trouver le sommeil.
J’avais prévu de me rendre dans le nord du Mali soudain submergé, là où les djihadistes alliés à al-Qaida obligent l’armée aux abois à fuir, en leur abandonnant la célèbre ville de Tombouctou et de vastes portions de territoire.
Mais d’abord, mon vieil ami Isaac et moi devions trouver un moyen de quitter Bamako. Lorsque je suis arrivé en avion pour le retrouver juste avant le contre-coup d’Etat, je l’ai trouvé triste et fatigué.
«Nous n’avons jamais connu ce genre de choses au Mali, m’a-t-il confié. Ce n’est pas le Congo.»
Vers 1 h du matin, le 2 mai, j’ai appelé Isaac sur son téléphone portable pour lui demander s’il pensait que notre expédition était toujours possible. Il ne dormait pas non plus, bien qu’il vive sur la rive sud du fleuve Niger, plus loin des combats, près du barrage routier permanent de la National Highway 6, la grande route du nord qu’il nous faudrait emprunter.
Sa famille occupait un appartement au rez-de-chaussée d’un immeuble inachevé de trois étages où il travaillait comme gardien pour payer le loyer.
Ce soir-là, il avait surveillé le checkpoint et confirmé que les militaires laissaient sortir les bus et les voitures après les avoir fouillés. Mais il se voulait prudent. Les combats continuaient de faire rage autour de la station de télévision d’État et de l’aéroport.
«Les soldats ne s’occuperont pas de moi, expliqua Isaac. Mais ils s’interrogeront sur tes raisons de vouloir te rendre dans le nord. En ce moment, tout peut arriver.»
Nous avons décidé d’attendre.
Le piège du cliché africain
Pendant toutes ces heures du petit matin, le sable d’une tempête saharienne, fin talc marron clair, brouilla les lumières de Bamako.
De ma fenêtre je ne pouvais pas voir grand-chose, mais impossible de manquer le son des fusils. J’ai entendu deux explosions qui ressemblaient à des craquements doux, probablement des tirs de mortier.
Il était 2 h du matin. Je suis sorti pour voir si je pouvais trouver quelqu’un à qui parler. Les rues étaient désertes.
Un pick-up Toyota plein de soldats en bérets verts, des hommes défendant la nouvelle junte, passa lentement et sans bruit, les fusils pointés vers le ciel. J’ai hoché la tête dans leur direction, et deux soldats assis à l’arrière, les visages luisant de sueur, m’ont rendu mon salut.
Je suis retourné dans ma chambre, où j’ai allumé la télévision pour regarder les informations sur la chaîne d’Etat. Elle diffusait un documentaire français sur les vers de terre. Je me suis couché.
Peu avant l’aube j’ai été réveillé par un violent orage. Des coups de tonnerre assourdissants et des éclairs traversaient la ville comme pour réprimander les soldats querelleurs. Des heures plus tard, alors que je travaillais à mon bureau, j’ai entendu un coup violent dehors. Suivi de deux autres.
Je me suis levé et j’ai longé le mur jusqu’à la fenêtre, où j’ai hasardé un coup d’œil. Là, à une centaine de mètres de la rue, un jeune homme accroché à une corde suspendue à un manguier fourni faisait tomber les fruits en tapant dessus avec une barre métallique. Les mangues tombaient —bang, bang, bang— sur le toit en tôle ondulé d’une cabane. Honteux, je me suis rendu compte que j’avais besoin de me ressaisir.
De tous les pays de ce continent en lutte, le Mali est celui dont j’aurais cru qu’il ne tomberait jamais dans le piège de ce cliché africain —le coup d’Etat militaire.
Cela fait dix ans que je viens régulièrement au Mali et que j’écris sur les frontières coloniales de l’Afrique de l’Ouest, et tout particulièrement sur un pays dont l’histoire, pensais-je, l’immunisait contre le danger de devenir un Congo ou une Somalie ravagés par des violences ethniques et religieuses.
Depuis mars, cependant, le pays était devenu un cas exemplaire d’effondrement tragique, piégé entre les ruines de la démocratie au Sud et un Etat voyou djihadiste au nord qui menace la stabilité de l’Afrique de l’Ouest et la sécurité de l’Europe.
Le contre-coup d'Etat
Isaac et moi avons attendu pendant des jours. Le 3 mai, j’entendais encore des tirs depuis mon hôtel. Il n’y avait eu aucune annonce. La télévision d’Etat diffusait des documentaires en boucle, de Jacques-Yves Cousteau à une biographie rock de Paul McCartney.
J’entendais encore parfois de petites armes pétarader. Les armes plus lourdes et les mortiers s’étaient tus. Excepté dans une zone bloquée autour de la station de télévision dans le centre-ville et à l’aéroport, je me déplaçais librement à Bamako, l’une des villes qui grandit le plus vite au monde, et où je ne me suis jamais senti en danger dans aucun des quartiers.
Pendant la semaine du contre coup d’Etat, j’ai fait des kilomètres à pied à Bamako. J’ai acheté des bananes dans des marchés bondés, et bu du thé chaud à des étals de rue; à l’un d’entre eux, un homme m’a expliqué qu’en larguant des parachutistes dans le nord du pays, l’armée américaine pouvait résoudre le problème du Mali, en quelques jours. J’ai pris des taxis pour traverser tous les ponts enjambant le Niger (il y en a trois), qui divise le nord et le sud de Bamako, et pour me rendre dans des grandes villes voisines comme Kati, où se tient l’un des plus grands marchés aux bestiaux du Sahel, ainsi qu’à la principale base de l’armée.
Dans la rue, un matin, en entendant le claquement lointain des armes, je me suis rendu compte que tandis que les rebelles consolidaient leur mainmise sur un Etat voyou fraîchement acquis dans le nord, l’armée malienne se rongeait elle-même dans le sud, engagée dans un règlement de comptes fratricide et sanglant.
J’ai d’abord pensé à un de mes contacts dans les rangs de la garde présidentielle, un capitaine engagé dans la surveillance des conflits à la frontière entre le Mali et la Guinée.
Je l’avais rencontré en octobre dans un café, où il m’avait parlé de son travail qui consistait à régler les disputes territoriales entre fermiers maliens et guinéens.
«Mais nous les Maliens, m’avait-il confié, nous ne nous disputons pas entre nous. Notre solidarité est notre force.»
Quand j’ai tenté de l’appeler, à ce moment-là, il n’a pas décroché.
Tortures et réglements de compte
Selon Human Rights Watch, pendant cette première semaine de mai, tandis que je tentais de trouver un moyen de sortir de Bamako, 20 parachutistes bérets rouges ont été enlevés, et des rapports non confirmés racontent qu’ils ont été exécutés et enterrés dans une fosse commune hors de la ville.
Presque immédiatement après avoir écrasé le contre coup d’Etat, des soldats de l’armée régulière ont entamé une campagne de tortures contre des dizaines de bérets rouges qui avaient survécu, comprenant des simulacres d’exécution, de violents passages à tabac, des agressions au couteau et des sodomies imposées avec d’autres prisonniers.
Les gardes enfonçaient des chiffons dans la bouche des prisonniers avec des bâtons pour étouffer leurs hurlements.
Pourtant, ce qui m’a le plus étonné ces jours-là à Bamako, c’est que l’armée était très peu visible, peut-être parce qu’elle ne pouvait se passer des quelques soldats nécessaires pour patrouiller en ville. Il n’y avait pas de couvre-feu, pas de contrôles aléatoires. La vie de la rue s’est poursuivie comme si les gens n’avaient pas eu besoin du gouvernement.
Au début des combats, au soir du 30 avril, un lieutenant à l’allure adolescente, porte-parole de la junte, était apparu à la télévision d’État et avait déclaré que le contre coup d’État avait été écrasé.
Pendant qu’il parlait, la caméra faisait un panoramique sur les visages épuisés d’autres officiers en bérets verts autour de lui et sur un groupe de gardes présidentiels menottés. Des armes apparemment prises à l’ennemi étaient apparues en gros plan: deux mortiers, quelques mitrailleuses et des caisses de grenades.
Malgré les revendications du lieutenant, les combats s’étaient poursuivis pendant trois jours, parfois intensément. Le 3 mai, alors que les fusillades commençaient à se calmer, le chef d’état-major de l’armée apparut à la télévision pour décréter une nouvelle fois que le contre coup d’État avait été réprimé. Le lendemain soir, les combats étaient terminés.
J’ai appelé Isaac, et nous sommes tombés d’accord: c’était le moment. Le lendemain matin, nous avons acheté de nouveaux billets et sommes montés à bord d’un bus AfriqueTourTrans en direction du nord. Des policiers ont contrôlé nos papiers et nous avons pris place.
Dans le bus, un soldat s’est assis en face de moi, son fusil automatique entre les genoux. À chaque contrôle sur la route, il descendait du bus pour confirmer à ses collègues qu’il n’y avait aucun voyageur suspect—en d’autres termes, pas de jeune homme au teint pâle susceptible d’être un rebelle touareg. Quant à moi, personne ne demanda même à voir mon passeport.
Plus tard, j’en ai parlé à Isaac.
«Tu n’es qu’un crétin de touriste de plus qui n’a pas eu assez de jugeote pour lire les journaux avant de monter dans l’avion, m’a-t-il répondu. C’est ça, ta nouvelle identité.»
Peter Chilson* (Traduit par Bérengère Viennot)
Foreign Policy
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