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Radio AM/FM by johnrobertsheperd vi Flickr CC.
Radio AM/FM by johnrobertsheperd vi Flickr CC.

Radio Erena: enquête sur un piratage d'Etat en Erythrée

La radio indépendante érythréenne basée à Paris a repris du service, mais le mystère reste entier sur le brouillage de ses ondes pendant quatre mois.

Le mardi 14 août 2012, vers 16 heures, silence. D'un seul coup, la diffusion de Radio Erena est inexplicablement interrompue.

Biniam Simon, le co-fondateur et rédacteur en chef de la radio, s'étonne. Il plonge sous sa console, fouille dans son ordinateur, vérifie le retour. Tout semble aller.

«Nous recevions des messages de nos auditeurs en Erythrée, nous disant qu'on ne nous entendait plus», raconte-t-il.

Pourtant, le signal part correctement du petit studio parisien, installé dans une ancienne cordonnerie du XIIIe arrondissement, vers le terminal espagnol chargé d'envoyer les programmes vers le satellite de l'opérateur Arabsat.

Coups de téléphone. La société Globecast, filiale de France Telecom qui assure le transport du signal, assure que le problème ne vient pas de chez elle. Le diffuseur Arabsat est prévenu à son tour. En fin de journée, leurs ingénieurs comprennent: un signal malveillant provenant d'une source inconnue empêche le bon fonctionnement de leur satellite BADR-6, qui diffuse depuis juin 2009 la seule source d'information indépendante en tigrinya (langue parlée en Erythrée) à destination des Erythréens de l'intérieur.

Toutefois, c'est non seulement le signal de Radio Erena qui est brouillé, mais celui d'autres clients également. Alors, avec le zèle des commerçants, la société panarabe tranche sans hésiter: elle suspend la petite radio érythréenne, «le temps de trouver une solution».

On ne discute pas, surtout pas avec une société soumise à l'autorité des alliés politiques traditionnels de l'Erythrée.

Deux semaines plus tard, c'est le site Internet de la radio qui est attaqué. Reporters sans frontières et les amis de Radio Erena parviennent à le remettre en service rapidement, mais il semble désormais certain que la petite station parisienne est l'objet d'une agression coordonnée visant à la faire taire.

Après quatre mois sans pouvoir émettre vers l'Erythrée, Radio Erena a tout simplement dû changer d'opérateur satellite. Elle diffuse désormais sur le concurrent NileSat, 24 heures sur 24 et sept jours sur sept, depuis le 26 décembre 2012.

Il a fallu quatre mois pour que les Erythréens piégés à l'intérieur de leur propre pays puissent de nouveau respirer. Les flashes d'information de Biniam Simon et Amanuel Ghirmai, son adjoint, sont de nouveau entendus à Asmara et ailleurs.

«C'est un soulagement, bien sûr, confie Biniam Simon. La diffusion de nos programmes vers les Erythréens de l'intérieur est notre raison d'être. Sans elle, j'avais l'impression de parler dans le vide.»

Piratage d'Etat

Pour autant, de nombreuses questions restent en suspens. Qui a piraté Radio Erena? Les tests menés par Arabsat et les investigations de l'équipe de la station laissent peu de place au doute. Le «brouillage» a été effectué par l'envoi vers le satellite BADR-6 d'une «porteuse pirate» provenant du territoire érythréen.

La cyberattaque de son site Internet provenait également d'Erythrée, où le taux de connexion au Web est pourtant infinitésimal et un abonnement personnel interdit.

On ne peut naviguer sur la Toile que dans les quelques cybercafés des villes, lesquels sont constamment reniflés par les mouchards de la police politique, et lorsque le courant électrique intermittent de la vieille centrale à diesel de Hirgigo le permet. Ou alors depuis les ministères.

Dans ce pays mis en coupe réglée par l'armée, il est donc difficile de ne pas penser que le gouvernement d'Asmara lui-même a mis en place la perturbation d'une chaîne qui commence à percer le rideau de fer imposé par la dictature.

Du reste, la mystérieuse «porteuse pirate» a commencé à perturber le signal de Radio Erena au lendemain de la réception, par Arabsat, d'un courrier de protestation officielle du gouvernement érythréen.

Ce dernier estimait que la diffusion par la station, début août, d'une interview du ministre éthiopien de la Communication, Bereket Simon, ennemi juré de la junte militaire au pouvoir à Asmara, constituait un appel à l'insurrection.

«Mensonge, juge Ambroise Pierre, responsable du bureau Afrique de Reporters sans frontières. Nous avons transmis à Arabsat la transcription de l'interview et rien de ce qui a été dit ne constitue un appel à la violence, sous quelque forme que ce soit.»

Equilibrée et prudente

Bien informée, prudente et subversive à la fois, Radio Erena est en effet le seul média réellement indépendant de l'Erythrée. Les célèbres sites Internet Assenna et Awate défendent tous deux un agenda particulier, orienté politiquement. Asmarino, l'un des doyens des médias en ligne, assume son ancrage dans l'opposition politique. Mais la petite station diffusant depuis la France, non.

«Nous nous efforçons de donner la parole à tout le monde et de ne pas diffuser n'importe quelle information, au hasard de nos propres intérêts, insiste Biniam Simon. Bien sûr, alors que le pays est écrasé par une dictature comme celle qui règne en Erythrée, cela nous crée des inimitiés, mais c'est le prix à payer.»

En l'absence de couverture par les médias internationaux, outre les médias soviétisants du régime, les Erythréens ne disposent en effet pour s'informer que de quelques sites et forums, ainsi qu'une poignée d'organes de communication de partis politiques en exil.

Du reste, les auditeurs de Radio Erena ne s'y trompent pas. Alors que certaines plateformes érythréennes d'opposition foisonnent de scoops incertains et de révélations spectaculaires, nombreux sont ceux qui attendent de voir comment la radio traitera le sujet pour y croire réellement.

«Seul et loin de chez moi, sans travail, je passe mes journées à chercher des informations sur ce qui se passe dans mon pauvre pays, raconte Simon, un ancien fonctionnaire qui vient d'obtenir l'asile politique en France. Je lis beaucoup de choses, mais je ne crois rien tant que Radio Erena ne l'a pas confirmé. Et nous en parlons souvent, tous mes amis sont dans ce cas-là.»

Des clubs d'auditeurs se sont ainsi constitués, pour écouter les programmes d'Erena et en discuter. Sans se cacher, dans la diaspora. Clandestinement, en Erythrée.

«Au camp militaire, nous rusions avec les officiers pour écouter leurs journaux, s'amuse Mehari, un évadé récent du service national, qui a trouvé refuge en Israël. Comme la station diffuse de la musique entre les programmes d'information, nous faisions mine d'écouter des chansons. Et lorsque les flashs commençaient, nous baissions le son et l'un d'entre nous faisait le gué pour que nous ne soyons pas surpris.»

Devant la justice

Le piratage de Radio Erena est maintenant entre les mains de la justice française. Le 6 novembre, les avocats de Reporters sans frontières, qui abrite la petite station de Biniam Simon et ses collaborateurs, ont déposé plainte contre X pour «perturbation de l'émission hertzienne d'un service autorisé» et «entrave à un système de traitement automatisé de données», délits prévus et réprimés par les articles L 39-1 du Code des postes et communications électroniques et les articles 323-2 et 323-5 du Code pénal.

Le procureur de la République doit maintenant décider s'il ouvre ou non une enquête préliminaire ou une information judiciaire pour faire la lumière sur le sabotage de la seule voix libre d'Erythrée, agrémentée par le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA).

Si c'est le cas, le juge d'instruction pourra sans doute vouloir entendre à ce sujet l'ancien ministre de l'Information, Ali Abdou, en fuite quelque part en Occident après sa défection spectaculaire fin novembre.

L'autorité de tutelle de la machine de propagande du régime et de ses moyens de répression audiovisuel, c'était lui.

Il pourra également chercher à interroger certains de ses collaborateurs qui ont récemment demandé l'asile politique en Europe, de peur d'être incarcérés à leur retour au pays.

Sans doute ont-ils beaucoup de choses à révéler sur ce « piratage d'Etat » unique en son genre. 

Léonard Vincent

 

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Léonard Vincent

Léonard Vincent. Journaliste spécialite de l'Erythrée.

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