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Comment les Marocains ont embourbé Montebourg
Le ministre du «patriotisme économique» n'a pas obtenu gain de cause dans son projet d’enrayer les délocalisations au Maroc. Il s’est fait plus que discret lors de la visite de Jean-Marc Ayrault à Rabat.
Si François Hollande a ordonné à ses ambassadeurs réunis le 27 août à l’Elysée pour leur raout annuel de se transformer en VRP des entreprises françaises à l’international, notamment en Afrique francophone, la France est plutôt sur la défensive, subissant les assauts de la «diplomatie économique» de son premier partenaire économique sur le continent africain: le Maroc.
Le royaume de Mohammed VI a toujours été la chasse gardée des entreprises du CAC 40. Mais c’est aussi la Mecque des délocalisations françaises.
Depuis l’arrivée des socialistes au pouvoir, cette entente tacite faite d’intérêts croisés entre Paris et son ancien protectorat s’est transformée en crispation et surtout en cacophonie côté français.
La Mecque des délocalisations françaises
La crise est passée par là, doublée de l’annonce de chiffres du chômage stratosphériques (la barre des 3 millions a été franchie l’été dernier, soit 10% de la population active).
Une raison suffisante pour qu'Arnaud Montebourg, le ministre du Redressement productif, chantre de la démondialisation, se décide à faire rapatrier en France les centres d'appels des opérateurs télécoms.
En ligne de mire, ceux délocalisés au Maroc où cette activité, en pleine expansion, coûte moitié moins cher que dans l’Hexagone.
En dix ans, plus de 40.000 emplois ont été créés dans le secteur avec un chiffre d’affaires réalisé à 85% avec la France, dépassant de loin ceux des concurrents réunis: la Tunisie, la Roumanie, l'île Maurice et le Sénégal.
Les conditions de travail sont imbattables: niveau de rémunération équivalent à un tiers du SMIC (salaire minimum), durée légale de travail de 48 heures, réglementation favorable au travail de nuit et les jours fériés, incitations fiscales... Sans parler des abattements considérables des tarifs téléphoniques à usage professionnel consentis par Maroc Telecom.
L'idée de Montebourg n'est pas neuve: en 2004, Jean-Louis Borloo, puis, en 2010, Laurent Wauquiez (alors qu'ils étaient encore au gouvernement), s’y étaient engagés. Sans succès. L'économie du Maroc dépend pour beaucoup de ce secteur. L’affaiblir est politiquement difficile.
A Rabat, on a vite saisi le danger, mais aussi joué à fond sur les hésitations françaises. Il faut dire que le gouvernement Ayrault ne cesse d’envoyer des signaux contradictoires donnant l’impression que Montebourg fait finalement cavalier seul.
Première de cordée au Maroc depuis l’élection de Hollande, Nicole Bricq, la ministre du Commerce extérieur, y a déclaré, le 12 juillet, que «la France a besoin d’un Maroc fort (…) où nos entreprises s’installent. C’est ce que j’appelle la colocalisation».
Au même moment, son collègue au Redressement productif, qualifiait cette politique de «prime à la casse de l’industrie française».
Alors qu’il lançait l’offensive, en tentant de faire capoter le transfert de la hotline du STIF (autorité qui organise les transports en région parisienne) au Maroc, pour éteindre l’incendie, Pascal Canfin, ministre du Développement était reçu chez Mohammed VI en juillet 2012.
Il n’en fallait pas plus pour qu’au palais royal, les conseillers de Mohammed VI reçoivent pour mission d’enrayer les velléités de Montebourg, que l’on soupçonne aussi par ailleurs d’avoir sur le plan politique un tropisme prononcé pour le voisin algérien.
Rabat avait vu d'un œil noir sa percée lors de la primaire socialiste, surtout après la sortie de piste de DSK, le favori du royaume à la présidentielle et le renoncement de Martine Aubry, une vieille connaissance de la famille du souverain chérifien, à figurer au gouvernement.
Les Marocains ont alors misé sur la compréhension de Pierre Moscovici réputé être dans les petits papiers du roi. Avec lui, le canal est grand ouvert avec le pouvoir marocain. Rabat espérait de tous ses vœux le voir nommé au ministère des Affaires étrangères, le préférant à un Fabius peu goûteux des charmes de La Mamounia.
L'ex-Strauss-Kahnien, devenu ami du Maroc dans le sillage de son ancien parrain a exclu, lors de son passage à Rabat, fin juillet, tout rapatriement d'emplois.
De plus, la bataille d’égo et de territoires que se livrent le ministre de l’Economie et des Finances et son collègue récalcitrant de Bercy est presque une aubaine pour le Maroc.
Leur duel à fleurets mouchetés autour du projet de création de la Banque publique d’investissement (BPI) à propos du mandat de conseil attribué par le ministère de l'Economie —et jugé regrettable par Montebourg— à Lazard a été particulièrement décrypté de l’autre côté de la Méditerrannée.
Une cote mal taillée défendue par Moscovici
Aussi, le travail de conviction a été mené sur plusieurs fronts. L’idée est de donner corps au concept de «colocalisation» évoqué par Nicole Bricq à Rabat, en faisant avaler la pilule à Montebourg.
Après tout, c’est encore Pierre Moscovici qui tient la barre à Bercy, mais nul besoin non plus d’engager un bras de fer dommageable avec Montebourg…
Tout se fait en finesse. Depuis l’été, Moulay Hafid Elalamy, l’ex-président de la puissante Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM), le patronat marocain, est monté au filet, mais en toute discrétion.
Ce proche du Palais a maintenu des contacts réguliers tout l’été avec Montebourg, en sa qualité d’exploitant de huit centres d’appels à travers la société Phone Group. Son imposant carnet d’adresses en France faisant le reste.
De son côté, Youssef Chraïbi, président de l'Association marocaine de la relation client (AMRC) et patron d'Outsourcia, a travaillé sur une «feuille de route commune» qu'il devait soumettre en septembre dernier à Montebourg, lors de son passage prévu à Rabat, mais finalement annulé.
Et, comme en 2010 face à Wauquiez, ce diplômé de HEC Paris a pu compter sur des soutiens de poids dans le gotha français: il avait fondé sa première start-up, Marketo, en 1999, grâce à l’appui financier de Bernard Arnault, avant de la revendre à Vivendi Universal. Il avait mandaté le cabinet de relations publiques Presse & Technologies pour conduire l’offensive médiatique dans l’Hexagone.
La plume d’Abdelmalek Alaoui, lobbyiste marocain reconnu dans les cercles d’affaires parisiens, avait vite pris la relève, notamment en sa double qualité de patron du cabinet de stratégie Global Intelligence Partners (GIP) et de président de l'Association marocaine d'intelligence économique (AMIE) en défense de la «co-localisation».
Chraïbi qui estime que «plus de 5.000 emplois sont directement menacés au Maroc par l’initiative Montebourg» a passé l'été à harmoniser sa position avec celle des opérateurs télécoms français dont Orange, SFR, Free, et Bouygues et à «sensibiliser» un Pierre Moscovici déjà convaincu.
Pour Montebourg, la mesure coûterait 20 centimes d’euros de plus par mois aux abonnés pour 10.000 emplois relocalisés en France.
«Est-ce que les consommateurs sont prêts à accepter une légère hausse de prix en contrepartie de la relocalisation d’emplois qui sont en train d’être détruits?», a-t-il martelé.
Les Marocains avaient déjà répondu à la question du ministre avant sa venue au Maroc en compagnie du chef du gouvernement français, Jean-Marc Ayrault:
«Ils ont tout fait pour embourber Montebourg, lors de sa visite au Maroc, en lui proposant une solution "entre-deux": la mise en place par les opérateurs de hotlines payantes mais basées en France, tout en maintenant celles proposant un service gratuit au Maroc. Au consommateur de choisir. Etant donné les tarifs qui étaient pratiqués avant la loi Chatel qui a rendu les hotlines gratuites obligatoires, je vous laisse deviner quelle solution les consommateurs choisiront…», explique une source au fait des tractations.
Chraïbi affiche depuis des mois sa confiance:
«Pour des raisons de logique économique, il y a très peu de chances qu’un tel rapatriement ait lieu, aussi bien pour les opérateurs télécoms, pour lesquels l’offshoring est synonyme d’économie substantielle, que pour les consommateurs majoritairement hostiles à payer un service qui leur est gratuitement rendu aujourd’hui», avait-t-il déclaré à L’Economiste, principal quotidien économique de Casablanca.
Arnaud Montebourg, qui a été prié de rester discret au cours du déplacement au Maroc (les 12 et 13 décembre) en raison de ses frictions avec son Premier ministre, n'a cessé de répéter «No statement, no statement» (pas de déclaration, ndlr), avec un sourire un peu forcé, a rapporté la presse.
Jalal Ibrahimi, de Rabat
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