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L'humour noir de Tatiana Rojo
En campant une mama africaine sur scène, l'humoriste franco-ivoirienne veut rendre hommage à l'énergie de sa propre mère et au continent de ses ancêtres.
Tatiana Rojo débarque comme une tornade dans le café parisien qu’elle a choisi pour l’interview.
Sans même prendre le temps de poser son manteau, elle s’excuse pour son retard. Avec un large sourire aux lèvres, elle explique qu’elle vient d’apprendre une bonne nouvelle.
Elle a obtenu un rôle dans Akwaba, un prochain film co-réalisé par Benoît Poelvoorde et Benoît Mariage.
«Je n’ai pas fait ses tresses pour rien pour le casting!», raconte-elle d’un rire très sonore, tout en montrant sa nouvelle coiffure.
«Je vais jouer sa copine. Lui, il est un recruteur de foot qui va en Afrique.»
La jeune femme de 33 ans a un agenda bien rempli. Elle a aussi été recrutée pour jouer dans Papa Maréchal, la nouvelle réalisation de Fabrice Eboué et Thomas Ngijol:
«Là, le film va se tourner à Cuba, c’est dans le même style que Case départ!»
Depuis son succès cet été, au festival d’Avignon, le bouche à oreille fonctionne. La comédienne a marqué les esprits avec son one woman show décapant intitulé Amou Tati.
Dans son spectacle, en boubou coloré, foulard sur la tête, pagne autour de la taille et pieds nus, Tatiana se transforme en Michelle, une mère africaine délicieusement pipelette, fortement manipulatrice et tendrement protectrice.
Avec un sens aigu de la palabre, elle mène sa tribu d’une main de fer. Mais l’âge venant, elle sent ses quatre filles lui échapper au profit de leur mari, des «toubabs» (blancs) venus de l’étranger. Tandis que l’une s’éprend de François le Français, une autre se laisse séduire par René le Québécois.
«Mes filles sont naïves, elles ne savent pas que pour un homme, une femme, c’est comme le café au début ça l’excite, après ça le rend nerveux», se lamente la mama.
Dans la salle, les rires fusent, mais sur scène, la cheffe de famille est désespérée. Les péripéties de ses filles ne la font pas sourire. Elle espère qu’elles ne vont pas oublier de soutirer à leurs prétendants un peu d’argent.
«Mieux vaut pleurer dans une voiture que sur une bicyclette!, explique-t-elle avec philosophie avant d’ajouter: l’argent n’a pas d’odeur, mais plus tu en as plus cela ce sent!»
Pour créer ce personnage au caractère bien trempé, Tatiana Rojo s’est directement inspirée de sa propre mère, vendeuse d’aubergines et de tubercules de manioc sur les marchés.
En repensant à elle, la jeune femme perd pendant quelques instants son sourire. Trois mois à peine après son décès, la douleur est encore vive.
«J’avais créé le spectacle avant qu’elle ne meure, et maintenant qu’elle n’est plus là c’est vraiment un hommage», explique la comédienne avec émotion, les larmes aux yeux. J’ai pensé à arrêter les représentations, en septembre, mais je pense que c’est bien de continuer, comme ça on sait qu’elle a vraiment existé, et puis son prénom était vraiment Michelle.»
Comme la «dame de fer» du show, la mère de Tatiana a dû se battre pour élever cinq filles et un garçon:
«Son seul but, c’était qu’on s’en sorte et qu’on devienne quelqu’un, je pense que c’est pour ça qu’elle s’est tuée à la tâche sous le soleil.»
Entre la Côte d’Ivoire et la France
Née en France au Havre (nord-ouest de la France) de cette mère ivoirienne et d’un père Gabonais, Tatiana est partie vivre à l’âge de sept ans en Côte d’Ivoire, après la séparation de ses parents.
«La carte de séjour de ma mère s’est périmée et elle n’a pas été renouvelée. Elle a dû rentrer dans son pays avec tous ses enfants, ce n’était pas facile», raconte-elle.
La petite fille découvre alors un pays et un continent qui lui sont totalement inconnus.
«Ce qui m’a vraiment décalée, c’est l’accent. Il m’a beaucoup mise à l’écart au début. Les autres enfants m’ont tabassée, ils me disaient "Tu es noire comme le charbon, mais tu parles comme une blanche!"», se souvient-elle, en mimant les gestes et en poussant des petits cris.
Malgré les difficultés d’adaptation, la Franco-Ivoirienne est séduite par cette nouvelle culture:
«J'ai appris à parler comme une vraie villageoise, j’étais toujours pied nus et je faisais des poupées avec des roseaux. J’ai vraiment kiffé. C’est vrai qu’il y a eu des moments durs, mais cela m’a renforcée!»
Boute-en-train de la famille, Tatiana se découvre très vite une passion pour le spectacle. Dès 12 ans, elle se fait remarquer à l’école primaire dans des petites pièces:
«J’ai toujours voulu être comédienne. Ma mère m’avait raconté, il n’y a pas longtemps, que les femmes venaient la voir en lui disant que j’étais folle car je chantais et dansais dans la rue!»
Au lycée, elle décroche son premier prix et intègre ensuite une troupe professionnelle. C’est à la même époque qu’elle rencontre son mari, un comédien français qui lui propose de prendre des cours à Paris.
En France, elle commence à tourner dans des courts métrages et à faire de la figuration. Elle obtient finalement son premier rôle au cinéma en 2007 dans La Rivale, un film sur la communauté africaine.
Forcer le destin
Même si les débuts sont encourageants, la jeune artiste doit continuer à cumuler les petits boulots de serveuse, en attendant les réponses aux différents castings. Fatiguée, elle décide finalement de prendre les choses en main:
«J’en ai eu marre que le téléphone ne sonne pas, alors j’ai créé mon spectacle Amou Tati à l’état brut.»
En 2009, Tatiana se lance dans le grand bain en participant à la Nuit ivoirienne du rire à Antony (banlieue sud de Paris). Pour la première fois, elle monte seule sur scène face à un public.
«Je tremblais car pour faire rire les Ivoiriens, il faut se lever de bonne heure, mais les gens ont tous aimé», se rappelle-t-elle avec fierté.
Rassurée par ce baptême du feu, la nouvelle humoriste peaufine ses sketches. Des situations et des dialogues qu’elle puise directement dans ses racines ivoiriennes et dans son entourage:
«Je trouve que le peuple d’où je viens est trop marrant. J’ai jamais autant rigolé dans la vie. On est vraiment heureux pour des petits trucs, alors qu’ici les gens se plaignent alors qu’ils ont tout.»
Pour donner une couleur vraiment locale à ses histoires, Tatiana n’hésite pas non plus à s’exprimer dans Amou Tati en bété, son dialecte maternel.
«Je ne le parle pas très bien, mais j’ai trouvé que c’est tellement authentique de parler sa langue. Cela donne une ampleur au spectacle, une véritable identité. Les gens sont contents d’entendre la sonorité», justifie-t-elle.
Un pari osé, mais qui fonctionne. Noirs, blancs, Africains, Européens, chacun y trouve son compte:
«Il n’y a pas de couleurs pour les émotions. On est face à une mère qui aime ses filles et qui les pousse à s’en sortir. C’est universel!»
Tatiana se souvient pourtant qu’au début de son aventure solo, sa première fan, sa propre mère s’était montrée des plus sceptiques.
«Elle me disait: "Une femme toute seule sur scène? Mais on va s’ennuyer, il n’y a pas une copine qui peut t’aider? Les gens vont payer pour t’écouter pendant une heure? La France, c’est vraiment bizarre!», imite-t-elle avant de se lancer dans un grand éclat de rire.
Michelle peut-être rassurée, personne ne s’ennuie face à Amou Tati. Pendant plus d’une heure, Tatiana nous transporte avec délice et énergie au cœur de la Côte d’Ivoire et rend le plus beau des hommages à sa mère.
Stéphanie Trouillard
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