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Le difficile art de gouverner la Tunisie post-révolutionnaire
A Sidi Bouzid, comme dans toute la Tunisie, les walis, représentants de l'Etat dans les régions, doivent faire face à la pression constante des citoyens, qui réclament des solutions et la considération des autorités.
Le 17 décembre 2010, Mohamed Bouazizi s'immolait par le feu à Sidi Bouzid. Juste devant le palais de ce gouverneur qui avait refusé de l'écouter.
Le vendeur à la sauvette venait de se faire confisquer ses outils par la police, pour la énième fois. Il a voulu plaider sa cause auprès du premier responsable régional, mais il s'est fait jeter.
Misère sociale, absence de perspectives et mépris des autorités: c'est le cocktail de la «hogra», ce sentiment d'humiliation largement répandu dans la jeunesse maghrébine, qui a amené Mohamed Bouazizi à ce geste désespéré, et éminemment politique.
Après la chute de Ben Ali, le wali (gouverneur) a, lui aussi, dû se mettre au diapason de la «révolution de la dignité» et changer de méthodes.
L'autorité de l'Etat est affaiblie, les administrations sommées d'apporter des réponses aux citoyens. Les recevoir, écouter les doléances de tous, une par une, fait désormais partie du job.
«Nous avons trois missions: assurer la sécurité, faire fonctionner les administrations, développer l'économie. Mais les gouverneurs passent la majorité de leur temps à résoudre les problèmes sociaux des individus», décrit ainsi Amara Tlijani, sixième wali qu'ait connu Sidi Bouzid, depuis janvier 2011.
Parfois, il doit «fermer les portes, pour pouvoir travailler», reconnaît-il.
«Parfois, avec un paquet de pâtes, on évite des drames»
«Ce n'est pas facile de trouver des responsables qui ont compris la situation et qui ont cette patience», confie Béchir Bédoui, rencontré en décembre 2011.
Directeur général des «armements et munitions» dans l'armée, il a accepté de relever une mission dont personne ne voulait: gouverner Kasserine, l'une des régions les plus pauvres, les plus instables, traumatisée par la répression pendant la révolution.
Il a accepté, «par devoir, et même honneur». Ce militaire un peu bavard a tenu la barre pendant un an.
«Quand je suis arrivé, j'ai trouvé tout un gouvernorat qui m'attendait avec des solutions miraculeuses. Chaque jour, des centaines de personnes voulaient me rencontrer pour parler de leur situation personnelle. Au départ, il ne se passait jamais plus de dix minutes sans que mon bureau ne soit envahi, raconte-t-il. Il fallait reprendre le dialogue avec les citoyens. Je crois que ça a marché, mais ça empêche de travailler sur le fond, sur le développement.»
Faute de moyens, le gouverneur prodiguait écoute et considération.
«J'étais là depuis une semaine quand une dame est venue. Malade, cinq filles, elle n'avait rien à leur acheter pour l'aïd, rien à leur cuisiner. Elle s'était versé de l'essence sur elle. Il a fallu d'un rien pour la sauver. Parfois, avec un paquet de pâtes, on réussit à résoudre ce type de situation.»
Il dit n'avoir jamais reçu quelqu'un en restant derrière son bureau.
«On va s'asseoir dans les canapés, pour montrer que nous sommes dans la même barque. Que je dois chercher des solutions et eux aussi.»
«Il faut beaucoup de patience», répète-t-il tout le temps, pour lui-même comme pour ses administrés.
Il «comprend» la fronde des citoyens, qui coupent les routes pour se faire entendre, qui contestent tel raccordement à l'eau potable qui leur passe sous le nez, quand eux boivent encore une eau dégueulasse.
Même s'il juge leurs attentes «démesurées», au vu des moyens, il «leur trouve toujours une explication. Ces gens ont le droit à un égard particulier.»
La valse des gouverneurs d'Ennahda
Béchir Bédoui a réintégré l'armée en août 2012, remplacé par un gouverneur nommé par Ennahda. Le parti islamiste s'est arrogé le droit de nommer tout seul les responsables régionaux, sans même consulter ses deux partenaires de coalition.
Tous les gouverneurs ont valsé. Les nouveaux sont parfois accusés par l'opposition de gérer les affaires locales en partisans.
C'était le cas pour Ahmed Ezzine Mahjoubi et Néjib Mansouri. Respectivement gouverneurs de Siliana et de Sidi Bouzid, ils ont été «dégagés» par des frondes. Tous deux ont payé leur piètre sens du dialogue.
«Néjib Mansouri travaillait bien pour ce qui est de la planification stratégique, mais il ne savait pas comment gérer les gens», commente Hichem Hajlaoui, un jeune engagé dans plusieurs associations de développement à Sidi Bouzid.
Confronté à plusieurs manifestations cet été —contre le non-paiement d'allocations, contre les coupures d'eau—, le wali assurait que «le mécontentement vient de ceux qui font de la politique».
Dans la droite ligne de la rhétorique employée par Ennahda, prompt aussi à agiter les théories du complot.
«Les pierres jetées par les manifestants sont importées, je dis bien importées», expliquait ainsi à la télé Ahmed Ezzine Mahjoubi, au soir d'une manifestation de plusieurs milliers de personnes devant son gouvernorat, réprimée à la chevrotine.
«On ne peut plus gouverner avec les mêmes méthodes»
Plus que l'absence de solutions pour le développement, c'est «le manque de communication» qui a déclenché la crise de Siliana, explique Mohsen Rezgui, membre de l'association ATIDE.
«Comme toutes les ONG, il a refusé de nous rencontrer, déplore-t-il. Il ne parle qu'avec Ennahda», critique aussi Mokhtar Missaoui, un adhérent de la centrale syndicale UGTT.
Le syndicat, très puissant et incontournable en Tunisie, assure avoir demandé «vingt-quatre fois» à rencontrer l'édile. Il a fallu que le secrétaire général en personne intervienne, depuis Tunis.
Fini, aussi, les citoyens qui défilent dans le bureau: Mahjoubi avait décidé de couper court à cette tradition post-révolutionnaire.
Résultat: le dialogue rompu, les habitants ont perdu confiance. «Le gouverneur dit que de l'argent a été investi à Siliana, mais on ne voit rien. Seulement un mur devant le lycée et la police», fustige Hassen.
«Il raconte à la télé que 75% du budget de l'année a été exécuté, que nous sommes la troisième région qui a le mieux absorbé son enveloppe. C'est un langage de chiffres qu'on déteste, parce qu'il nous rappelle celui de Ben Ali», explique Walid Hammami, un jeune membre de la municipalité provisoire.
Deux ans après la révolution, la «hogra» est «toujours là», dénonce Sélim Kharrat, le directeur de l'ONG «al Bawsala» (la boussole), qui travaille à renforcer la participation citoyenne.
Le jeune homme ne décolère pas:
«On ne peut plus gouverner avec les mêmes méthodes, de façon autoritaire et verticale. Ca ne marche plus! Mais les nouveaux responsables ne le comprennent pas. Ca ne concerne pas qu'Ennahda: même dans les partis d'opposition, les crises de gouvernance entraînent beaucoup de démissions. C'est toute une mentalité qu'il faut changer.»
Elodie Auffray
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