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Un manifestant devant le siège de l'UGTT, Tunis, 11 décembre 2012. © FETHI BELAID / AFP
Un manifestant devant le siège de l'UGTT, Tunis, 11 décembre 2012. © FETHI BELAID / AFP

Tunisie: comment le syndicat UGTT a fait plier Ennahda

L'UGTT a réussi à faire reculer Ennahda, s'enflamme l'écrivain Taoufik Ben Brik. L'appel à la grève générale, finalement annulée, fut un coup magistral du syndicat qui représente un contre-pouvoir face aux islamistes et sur qui les Tunisiens peuvent compter.

Le douze douze douze (12 décembre 2012), l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT ou Lugétété pour le commun des Tunisiens), à 18h, arrache aux nahdhaouis (sympathisants d'Ennahda) une «dénonciation explicite, claire et vigoureuse de l’agression subie par la centrale syndicale le 4 décembre dernier».

Point essentiel et d’honneur pour que la grève générale du 13 soit annulée.

Hormis des poussières d'individus qui ont crié tout simplement à la «trahison» et à la «débandade», le gros du régiment qui s’en va-t-à l’aube salue «l’accord négocié par l’UGTT» comme «un chef-d’œuvre dans l’art de la disputation».

«Vaudrait mieux effrayer le loup que de l’achever», dit si bien l’adage.

Depuis l’annonce par Hassine Abbassi, secrétaire général de l’UGTT, de la grève générale, le parti Ennahda et ses séides n’ont cessé de danser la danse du ventre et de battre en retraite.

Rached Ghannouchi, auparavant belliqueux, a mis un genou à terre et déclare, non sans crainte:  

«La grève générale est une faute historique.»

Un carnaval de pourparlers

Pour désamorcer la bombe, les nahdhaouis ont quémandé l’intervention des sages de la ville: Ahmed Ben Salah (ancien secrétaire général de l’UGTT), Ahmed Mestiri (opposant préhistorique de Bourguiba) et Noureddine Hached (fils de Farhat Hached, fondateur de l’UGTT).

Le comble: pour la première fois, un président du patronat (Madame Bouchammaoui) foule la place Mohamed Ali.

Du cinq au douze décembre, c’était un carnaval des pourparlers et un va-et-vient incessant de navettes de messagers pour aboutir à «la paix des braves».

«Dans cette sombre affaire, les dirigeants de l’UGTT se sont avérés de fins négociateurs. Du doigté et du savoir faire. C’est leur métier de tirer profit des situations scabreuses. Ils sont allés à la bonne école (l’école de Habib Achour, un meneur d’hommes de première et secrétaire général de l’UGTT du temps de Bourguiba). Ils ont réussi à acculer l’agresseur dans ses dernières tranchées, à le débusquer, le démasquer et à l’amener à prendre retraite et à avouer son forfait. Et demander pardon aux syndicalistes. Qui dit mieux? Que demander de plus?», demande Raja Farhat, homme de théâtre versé dans les historiettes syndicales.

«Derrière l’effet d’annonce de la grève générale, il y a un parfum de bras de fer, de  jeu d’échecs… de poker. C’est permis dans le jeu de créer de faux semblant. Dès le départ, je savais que l’UGTT n'allait pas mettre en exécution sa menace fatidique. Une grève générale, (dans la Tunisie indépendante, on ne l’a utilisée qu’une seule fois: le jeudi noir du 26 janvier 1978; et une avant-première sous le protectorat français, suite à l’assassinat de Farhat Hached, le 5 décembre 1952), c’est comme la bombe H. Une arme de dissuasion», explique Ahmed Amine, directeur de Thawra TV et habitué des dédales de la place Mohamed Ali.

«Comme au poker, le plus important, c’est le bluff. On pensait que l’UGTT a un full aux as dans la main. Que la Nahdha (Ennhada) l’a cru ou non, qu’est ce que ça peut faire? L’important, c’est que l’agresseur s’est couché et s’est déculotté et que l’UGTT a raflé la mise sans se débiner. Avec ou sans grève générale, le roi Ghannouchi a été mis à nu, la Tunisie résistante a été consolidée. Si la grève a été bidon, la victoire ne l’est pas», renchérit t-il.

Depuis l’annonce du 5 décembre, la grève générale a été consommée et gobée à pleine gorgée.

Dans les rues adjacentes de la place M'ed Ali, rue de Rome, rue Mongi Slim, des voix s’écrient à l’approche du cortège des dirigeants de la centrale syndicale:  

«Ils arrivent!»

Comme du haut des montagnes basques, ce cri est repris en écho:  

«Ils arrivent!»

Les ouvriers ne lâcheront rien

Il y a tout un peuple d’éboueurs, de cheminots, de dockers, de mineurs, de postiers, d’enseignants, d’avocats, de médecins, d’artistes… Jusqu’à ma voisine, cette citadine réservée qui pleure comme une madeleine.

Hassine Abbassi, le tout puissant secrétaire général de l’UGTT, franchit l’arc de Triomphe. C’est la fête, personne ne veut rentrer chez lui. Chacun arbore ses blessures comme des faits d’armes.

Brahim l’avocat et ses lunettes cassées, Monia et ses bleus, Imed, un médecin, me dit, ravi: «Ils m’ont assommé.» Un autre montre fièrement son costume Armani déchiré, des visages tuméfiés…

Ce jour là, et les jours d’avant et d’après, le glaieb, le petit cœur s’est réveillé. On se remet à croire à ces valeurs jugées désuètes: le courage physique, la bravoure, le plaisir de se frotter les uns aux autres, comme des joueurs de rugby. Hall Black.

Le gazouz, en guise de vin, coule à flots, on partage d’énormes pizzas dans le jardin, dans le couloir, dans les bureaux… Je passe entre ces paillards pour vérifier s’ils existent pour de bon.

On se salue, saha. Ce soir et les soirs d’avant et d’après ce sont des vikings buvant dans les cornes de bélier, découpant des poulets à la main, avalant sans manière des casse-croûte chawarma, se  léchant les babines.

Mes syndicalistes sont méconnaissables. Ils s’allongent, ivres à même le sol, sur le peu d’herbe qui entoure le bâtiment de l’UGTT. Assis dans l’escalier, des couples s’embrassent pendant que la fille de Fathi Dbak, le chef de la sécurité rapprochée, chante: 

«La nuit sous le jasmin. La brise est mon rivage.»

Moins romantique un ours entonne:  

«Ici le paradis. Là l’enfer. Choisis: où veux-tu que j’introduise mon trésor ???»

Chants obscènes, rires païens. Dehors, c’est le jour qui tarde à luire.

Et si, en ce jour de colère hilarante, douze douze douze, sur la place Med Ali, tous les syndicalistes qui ont rappliqué à l’appel de la «mère syndicale», se mettaient en rang, deux par deux.

Les syndicats, nouveau contre-pouvoir

Ils peuvent joindre le pays de part et d’autre. Des quatre coins du pays, les anciens syndicalistes sont venus, sur la place M'ed Ali pour répondre à l’agression d’Ennahda, poings levés, j’ai cru entendre une clameur monter dans l’immense foule: l’ittihad Akbar kowa fil blad, “Lugétété” la plus grande force du pays. ça vous serre le cœur. Que voulez-vous, c’est Lugétété, mon cœur.

Sous son chapiteau, ils ont connu l’épanouissement de l’engagement et l’euphorie d’appartenir à un contre-pouvoir réel.

Lugétété reste, pour eux, la seule force capable de faire et défaire les équilibres politiques et de menacer réellement Ennahda. Présente jusque dans les plus petits villages du fin fond de la Tunisie, elle dispose d’un formidable potentiel d’organisation (el makina, la machine) avec 1,7 million de salariés, avec 7.000 syndicats de base régionaux.

C’est là que se trouve le cœur battant de la résistance. Ses plus grands espoirs.

En ce douze douze douze, les prolos battent le pavé et prennent la clef de la ville en reprenant Farhat Hached: 

«Je t’aime Ô peuple!»

Osé, ils ont osé défendre leur place mythique, défié la goujaterie et la bastonnade. La conquête de la dignité.

«On cassera la gueule aux gros barbus! Vas-y beau et fier zoufri.»

Qui de Jaques Prévert ou de Charles Mauras m’a fait danser:

«Devant la porte de l’usine/ Le travailleur soudain s’arrête/Le beau temps l’a tiré par la veste/Dis donc camarade soleil/ Tu ne trouves pas que c’est plutôt con/De donner une journée pareille/A un patron.»

A un barbu abruti, suis-je tenté de plagier.

Taoufik Ben Brik

 

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Journaliste et écrivain tunisien, il a publié de nombreux ouvrages, notamment Le rire de la Baleine.

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